MALACHIA ORMANIAN
CI-DEVANT PATRIARCHE ARMENIEN DE CONSTANTINOPLE
L’EGLISE ARMENIENNE
SON HISTOIRE, SA DOCTRINE, SON REGIME,
SA DISCIPLINE, SA LITURGIE, SA LITERRATURE, SON PRESENT
PARIS ERNEST LEROUX EDITEUR 28, rue Bonaparte, VIe 1910
Préface par Bertrand Bareilles
PRÉFACE
La publication d’une histoire de l’Église arménienne, écrite par l’un de ses plus éminents représentants, paraîtra d’une utilité incontestable. C’est un tableau précis de ce christianisme oriental avec ses doctrines, ses croyances, son sacerdoce, en même temps qu’une œuvre d’enseignement politique et social que son auteur, dans un but de vulgarisation, a voulu rendre accessible à tout le monde; car il ne saurait être question ici d’un récit complet des annales de l’Arménie depuis sa conversion au christianisme. L’auteur aurait dû soulever une abondante documentation et il a craint de fatiguer le lecteur de détails qui l’auraient rebuté. Il s’est borné à mettre en relief les événements les plus saillants et les traits les plus propres à nous faire connaître cette partie si intéressante de la société orientale. Cette histoire puise un surcroît d’intérêt dans ce fait qu’elle a été écrite par un enfant de l’Orient, Mgr Ormanian, qui a occupé durant douze années le siège patriarcal de Constantinople. Il ne s’agit donc pas ici d’une de ces banales productions littéraires écrites par des écrivains qui se copient les uns les autres. Il ne sacrifie rien au pittoresque : dans son livre il n ‘y a que des faits et des idées. On sentira également combien il est de bonne foi; on s’apercevra qu’il est écrit non seulement avec conviction, mais avec une indépendance de pensée qui surprendra le lecteur européen, peu accoutumé à voir des ecclésiastiques écrire de ce style. On se tromperait pourtant en croyant que les sentiments qui y sont exprimés appartiennent en propre à l’auteur. Le libéralisme dans les idées tient à la constitution essentiellement démocratique de l’Église arménienne. La première chose qui frappe quand on étudie la société qu’elle groupe et encadre c’est que le clergé n ‘y forme point une caste séparée. La nation et l’église n ‘y sont qu’une seule et même chose. Entre elles, il n’y a ni conflit d’influence ou d’autorité, ni antagonisme d’aucune sorte. Et qu’on n’aille point imaginer que parce qu’elle est gouvernée par un patriarche la nation arménienne vit sous la domination du clergé. On verra au cours de cette histoire que tous les actes de ce haut dignitaire ecclésiastique sont subordonnés à un minutieux contrôle et que l’administration de l’église est entièrement aux mains des laïques. « En Turquie, écrit l’auteur, l’église est gérée par une éphorie exclusivement composée de laïques élus par la paroisse » . Il ajoute plus loin « que la participation de l’élément laïque s’affirme d’abord par l’élection des ministres du culte. » On remarquera également que ce clergé, qui est élu et contrôlé dans ses actes, ne vit que d’aumônes et de donations volontaires, ce qui le met entièrement à la discrétion des fidèles. Ainsi le laïque est dans l’église et le clergé fait étroitement corps avec la nation. Enfin les deux éléments se mêlent et se pénètrent si bien que c’est surtout pour cette nation que semble avoir été faite l’expression d’église nationale. Elle est d’autant plus justifiée que c’est depuis sa conversion au christianisme que cette nation a pris conscience d’elle-même. C’est sur un principe de foi qu’elle s’est constituée au IVe siècle, et depuis elle n’a pas cessé de confondre ses destinées avec celles de l’église. Celle-ci s’est révélée comme un merveilleux principe d’organisation et de conservation. Dans l’église, où il s’est réfugié, l’Arménien a trouvé non seulement un centre de ralliement, mais l’arche où s’est fidèlement conservé tout ce qui l’attachait au passé: traditions, mœurs, langue et littérature. C’est, sans doute, à cette étroite identité d’intérêt, à cette harmonie de sentiments avec l’élément laïque que cette église est redevable de ses idées de tolérance et de libéralisme. Elle le doit encore à des raisons plus profondes. Elle croit que nulle église, si considérable soit-elle, ne représente la chrétienté entière; que chacune d’elles, prises isolément, peuvent se tromper et qu’à l’église universelle seule appartient le privilège de l’infaillibilité dans ses jugements dogmatiques; mais si les dogmes doivent rester intangibles, parce qu’ils sont le fil conducteur qui rattache le présent au point de départ, en revanche, elle fait bon marché de la doctrine. Celle-ci n’est que l’expression du moment et par conséquent sujette à variation, car rien ne peut se soustraire à la loi de transformation. Si je ne m’abuse, tous les progrès sont en germe dans ces théories. Le rôle des églises orientales comme principe de conservation, l’auteur l’explique d’un mot quand il dit que les églises primitives se constituèrent par ordre de nationalité. La raison de ce groupement fut déterminé, sans doute, par la nécessité où l’on fut d’évangéliser les masses dans leur propre langue. On dut inventer des alphabets pour les idiomes qui en étaient privés afin de leur rendre accessibles les livres saints, et ce fut là, pour les races illettrées, le premier pas vers la vie intellectuelle. Tel fut le cas des Arméniens au Ve siècle et des Slaves au IXe. Sans cette circonstance il est probable que la plupart de ces éléments ethniques n’eussent formé que des agglomérations sans consistance qui se seraient fondues dans la masse des peuples conquérants. Mais pour durer, ils n’eurent qu’à se grouper autour de leurs églises, à l’ombre desquelles ils ont vécu, attendant l ‘heure providentielle des revendications. C’est ainsi que se sont révélées une foule de nationalités que l’on croyait bien mortes. Au XVlIIe siècle, on ignorait les Grecs, et nul ne pensait alors que les rayas de ce nom dussent jamais se constituer en corps de nation indépendante. Mais après leur affranchissement, publicistes et diplomates ne virent plus en Orient que des Grecs orthodoxes. Ils ignoraient bien davantage les Slaves du Danube et des Balcans que l’on confondait volontiers avec ces derniers qui s’étaient brusquement révélés à l’attention du monde européen en 1821. Les Grecs eux-mêmes mettaient une complaisance plus qu’indiscrète à entretenir cette erreur. « Sont comprises sous la dénomination de Grecs-orthodoxes tous les chrétiens, à quelque race qu’ils appartiennent, vivant sous le sceptre des Osmanlis “, écrivait Pitzipios en 1856. Ce qu’on a appelé le grand mouvement des nationalités a dissipé ces illusions. Eveillé au contact des idées occidentales, le sentiment national, qui dormait dans la conscience de ces peuples n’a pas été moins vif que chez les Italiens et les Allemands. Ils se sont pris à revivre la vie nationale comme si elle n’avait jamais subi d’interruption, renouant les traditions et s’assimilant tout ce qui peut favoriser leur développement. Comme les sept dormans de la Légende, ils se sont réveillés sans se douter qu’ils sortaient d’un sommeil plusieurs fois séculaire. Ce qui est non moins merveilleux, c’est la communauté de sentiment et d’esprit qui unit le peuple arménien malgré sa dispersion à travers le monde. C’est pour toutes ces raisons que la question religieuse ne cesse d’être vitale parmi les communions chrétiennes de l’Orient. Le prestige de la religion y est encore grand et c’est à peine si l’esprit moderne les a effleurées; et si les nouvelles générations ne se laissent plus guider par le clergé avec la même docilité qu’autrefois, néanmoins personne ne songe à rompre le pacte que la nation a contracté avec l’Église. J’ai eu souvent l’impression très nette que même lorsqu’il cesse de croire, l’Arménien ne cesse pas pour cela de lui rester fidèle. Il sent d’instinct que si elle venait à être sapée, tout s’écroulerait. Si, depuis sa conversion au christianisme, cette nation a subi un arrêt de développement, elle le doit à la fatalité de circonstances historiques exceptionnelles. Isolé dans ses hauts plateaux, sur l’un des grands chemins que suivirent les migrations des peuples et des bandes conquérantes, le pays arménien a été le champ clos où se sont vidées toutes les vieilles querelles asiatiques. Les invasions ont succédé aux invasions et le pillage aux carnages, à partir du VIIe siècle. Bref, son histoire n’est qu’un long martyrologe, pour me servir de l’expression de l’auteur. L’Arménie a dû céder à la force, mais en fléchissant sous le poids d’une destinée sans pareille, elle a pu du moins sauver l’essentiel de ce naufrage, c’est-à-dire, avec la vie, les éléments d’une régénération qui a profité à tous et qui sera l’une des forces de la Turquie reconstituée. On sait que sous l’influence de leur principe théocratique, les Turcs ne changèrent presque rien à la condition des peuples qu’ils soumirent. Ils se bornèrent à leur imposer la prescription du Coran qui commande aux croyants de laisser aux vaincus leurs biens à la condition de payer l’impôt de capitation (Kharadj). Mettant à profit ces dispositions, les chrétiens s’organisèrent de leur mieux et vécurent de leur vie propre tout en restant soumis à la domination à laquelle ils étaient incorporés. Le patriarche, qui recevait l’investiture de la Porte, devint le chef légal de la nation (Millet bachi). Chef responsable vis à vis du Pouvoir, il veillait à la perception des impôts qui s’opéraient par l’intermédiaire de ses agents et sous sa garantie. Devant son tribunal étaient portées des affaires litigieuses, civiles ou criminelles, celles qui ont rapport au mariage et à l’état civil. Les grecs étaient soumis à un régime analogue. D’ailleurs, Mahomed II n’avait fait qu’appliquer aux Arméniens les capitulations qu’il avait octroyées au patriarche Gennadius. On remarquera que cette union étroite des Arménien avec leur église ne les a point empêchés d’évoluer dans le sens des idées modernes. Malgré leur condition précaire, leur action sociale et civilisatrice, a été plus considérable qu’on ne pense. C’est principalement par leur intermédiaire que leurs compatriotes musulmans ont pris tout d’abord contact avec les idées et les usages de l’Occident. C’est parmi eux que le sultan Mahmoud trouva les premiers auxiliaires de la réforme dont il fut l’initiateur impitoyable. Il sut utiliser leurs aptitudes dans les affaires, leur habileté dans le maniement des finances; et, sans les désordres de l’administration, l’Orient aurait pu tirer un meilleur parti de leur génie commercial et industriel. L Après le Hatt-i-Cherif de 1839, qui fut la charte d’affranchissement des chrétiens et le premier pas vers la laïcisation de l’État, leur première pensée fut de s’approprier quelques-unes des idées et des méthodes de l’Europe moderne. Avant tout, ils s’attachèrent à diminuer les pouvoirs du patriarche au profit de l’élément laïque. C’était revenir à l’esprit de la constitution de l’église qui exclut toute prépondérance ecclésiastique dans le domaine civil. En 1847, ils instituèrent, malgré l’opposition de la notabilité d’argent, deux conseils destinés à siéger à côté du patriarche: un conseil composé d’ecclésiastiques pour surveiller les actes de son administration spirituelle, et un conseil laïque pour s’occuper des affaires civiles. Enfin en 1860, la nation, enhardie par ce succès, se donnait, avec l’agrément de la Porte, une constitution dont l’idée fondamentale s’inspirait du dogme de la souveraineté populaire. Elle ne réglait, il est vrai, que des intérêts particuliers, mais elle n’en était pas moins une révolution considérable dans les mœurs de l’Orient. Cette constitution maintenait le Patriarche au sommet de la nation comme l’intermédiaire officiel de la communauté avec la Porte. Ils ne peuvent songer à modifier ce point important du statut national sans mettre en péril le reste des privilèges octroyés; mais on tourna la difficulté en subordonnant au contrôle de l’assemblée générale les actes de ce dignitaire. A la faveur de ces dispositions, toute une floraison d’œuvres sociales s’épanouit spontanément, qui marquait combien était grande dans les masses l’impatience d’une situation meilleure. Son premier soin fut d’organiser l’instruction publique sur la base de la gratuité. la nation, est-il dit dans l’exposé des principes généraux, veut que les enfants des deux sexes, quelle que soit leur condition, reçoivent tous sans exception les bienfaits de l’instruction et soient au moins initiés aux connaissances indispensables. C’était déjà le programme que la France républicaine devait adopter une vingtaine d’années plus tard sur l’enseignement primaire. Pour subvenir à leur entretien la nation, qui payait déjà sa part des impôts à l’État, dut s’infliger un surcroît de sacrifices. Ils étaient d’autant plus lourds qu’elle devait également subvenir à l’entretien d’un grand nombre d’institutions hospitalières et de prévoyance. Ces améliorations sociales, que le gouvernement tolérant d’Abdul-Aziz avait rendues possibles, ne pouvaient manquer d’exciter la méfiance de son ombrageux successeur. Abdul-Hamid vit de mauvais œil ce paradoxe étrange d’une administration libérale fleurir à l’ombre de son gouvernement despotique ; de l’Arménien, asservi et pressuré comme Sujet ottoman, mais libre en tant que membre de son église. Cette anomalie ne pouvait durer. Suspects à la fois en Turquie et en Russie, les Arméniens n’ont plus eu depuis un seul instant de repos. Aussi aucun peuple n’a salué avec une joie plus sincère qu’eux le régime de liberté que le parti Jeune Turc a imposé d’autorité en juillet 1908. Ils ont vu dans cet événement inattendu non seulement une garantie contre les excès d’un gouvernement arbitraire, mais la consécration d’un progrès qui était déjà dans leurs moeurs et vers lequel allaient leurs inclinations naturelles. Il y avait là une communauté de pensée qui pouvait puissamment aider à la réconciliation : c’est ce qui est arrivé. Mais le nouveau gouvernement a essayé d’aller plus loin. Il a cru que le moment était venu de supprimer, comme inutiles, les privilèges des communautés religieuses. Il a pensé, qu’à un régime nouveau il convenait d’adapter des conditions nouvelles. Sans doute, les Arméniens ne sont pas éloignés de partager cette opinion. Ne nourrissant aucune idée particulariste, ils sont disposés à n’apporter aucune entrave à l’œuvre de conciliation. Il savent que la situation de fait qui existe aujourd’hui est en contradiction avec le principe fondamental du régime parlementaire et qu’aussi longtemps que subsistera cette opposition, on ne pourra pas dire que l’autorité législative repose sur la volonté nationale; mais encore faut-il que l’œuvre d’union s’accomplisse sur un pied d’égalité. Sans méconnaître l’importance des résultats acquis, les chrétiens attendent du gouvernement un nouvel effort. Menant l’évolution jusqu’au bout, il doit orienter l’État dans le sens d’une laïcisation aussi complète que possible. C’est alors que tomberont d’elles-mêmes les cloisons étanches qui séparent les diverses nations en présence; car si la religion leur a assuré la durée, elle les a en même temps moralement rendues réfractaires les unes aux autres. Un mouvement général de réformes peut seul amener ce résultat: il a pour condition première – qu’on ne l’oublie point – une préparation des esprits par l’école et par la pratique de la liberté. Ce n’est qu’à ce prix qu’elles pourront s’unir ensemble et former le groupe solide qui fera la patrie commune grande et prospère.
Bertrand BAREILLES.
Constantinople, le 1er juin 1910.
(Bertrand Bareilles a été précepteur des enfants du Sultan.)
L’ÉGLISE ARMÉNIENNE
I. LE BUT QUE NOUS NOUS PROPOSONS
Ce n’est pas un travail de longue haleine que nous offrons au public. Les questions touchant l’Église en général ou les Églises en particulier ouvrent un trop large champ aux discussions critiques, historiques et philosophiques, pour que nous nous y engagions; et, d’ailleurs, ce n’est point sur ce terrain que nous entendons nous placer. On conviendra que l’Église garde encore intacte son existence, son influence même, en dépit des coups décisifs que les esprits ont cru lui avoir portés. Certains points de doctrine ont été réputés absurdes, des faits historiques ont été relégués parmi les légendes, néanmoins l’Église et les Églises ne cessent, en plein vingtième siècle, de faire preuve d’une remarquable vitalité; et les tendances du progrès intellectuel, civil et politique, sont obligées de tenir compte de l’action qu’elles exercent encore sur les âmes. Mais abandonnons les généralités pour arriver au but que nous nous proposons. L’Arménien, jadis presque oublié, est entré dans l’actualité depuis quelques dizaines d’années. Son passé, son présent et son avenir constituent autant de sujets d’études ; on a fini par s’intéresser à cette race antique qui, à travers les siècles et les plus cruelles vicissitudes, n’a cessé de donner des témoignages de son inextinguible vitalité, Si, pour arriver à pénétrer le secret de la vie d’une nation, il est indispensable de faire une étude de sa religion, on pensera qu’une œuvre comme celle-ci n’est pas sans utilité; surtout, si l’on veut bien se souvenir que l’Église Arménienne -laquelle, dans notre cas, s’identifie étroitement avec la nation – a joué un rôle considérable dans la vie nationale. Aussi bien cette Église est à peine connue dans le monde. Les écrivains les plus versés dans les études ecclésiastiques et sociales n’ont guère porté leur attention sur elle. Cependant, malgré sa situation modeste et l’obscurité de sa condition, elle ne laisse pas d’avoir une importance de tout premier ordre par la qualité des principes et des doctrines qui sont en elle. Ces principes sont dignes, croyons-nous, de servir de base à l’œuvre idéale de l’unité et de la pureté chrétiennes. Mais n’anticipons pas sur les conclusions, et essayons plutôt d’entrer dans le vif du sujet. Pour cela nous allons tout d’abord donner des informations brèves, mais précises, sur les points essentiels de l’histoire, de la doctrine, de la discipline, du régime, de la liturgie et de la littérature de cette église. De façon telle que la conclusion à laquelle je me propose de conduire le lecteur; par une pente aisée et naturelle, se dégage logiquement et s’impose à son esprit.
HISTOIRE
II. ORIGINE DE L’EGLISE ARMÉNIENNE
Les faits qui se rapportent aux origines de chaque église se cachent sous un voile impénétrable ; ils échappent à nos investigations par l’absence de documents propres à nous éclairer sur les actes de premiers apôtres et sur l’action apostolique en général. L’église romaine, qui, à cet égard, s’est trouvée dans une situation plus favorable, du fait même qu’elle a pris naissance dans la capitale de l’empire, se trouve aux prises avec les mêmes difficultés, quand il s’agit de prouver le séjour de saint Pierre à Rome. Et pourtant, c’est là, pour elle, un fait essentiel ; car il sert de base à tout son système. Faute de mieux, l’histoire ecclésiastique se contente de preuves de grande probabilité, de raisonnements basés sur la tradition et les faits continués. Il suffit que l’ensemble des présomptions ne soit pas en opposition avec les données positives et avérées de l’histoire. On ne saurait demander rien de plus à l’église arménienne pour justifier ses origines.
La tradition primitive et constante de cette église reconnaît pour premiers fondateurs les apôtres Saint Thadée et saint Barthélémy, qu’elle nomme, par antonomase, les Premiers Illuminateurs de l’Arménie. Elle garde leurs tombeaux vénérés dans les anciens sanctuaires d’Ardaze (Magou) et d’Albac (Baschkalé) situés au sud-est de l’Arménie. Toutes les églises chrétiennes sont unanimes à reconnaître dans la tradition concernant saint Barthélémy, ses courses apostoliques, sa prédication et son martyre en Arménie. Le nom d’Albanus, qu’elle donnent au lieu où s’accomplit son martyre, se confond avec celui d’Albacus, consacré par la tradition arménienne. Quant à saint Thaddée, les traditions varient. Celle qui reconnaît en lui un Thadée Dydimus, frère de l’apôtre saint Thomas, et suivant laquelle il se serait rendu à Ardaze par Edesse, reste ignorée chez les Grecs et les Latins. Quant à la tradition syrienne, qui croit à l’existence d’un Thadée Dydimus, elle est incertaine en ce qui concerne son voyage d’Edesse à Ardaze ; mais, à examiner d’un peu près cette incertitude, on décèle dans le texte des réticences, qui semblent voulues, et même un anachronisme, qui ferait reculer l’événement au deuxième siècle de l’ère chrétienne. Toutefois, sans vouloir trop insister sur la valeur de cette tradition. Toutefois, sans vouloir trop insister sur la valeur de cette tradition, nous ferons remarquer que le nom de Thadée ne saurait être écarté ; car on peut invoquer une seconde tradition, selon laquelle l’évangélisation de l’Arménie serait l’œuvre de l’apôtre saint Judas-Thadée, surnommée Lebée. Cette circonstance, admise par les églises grecque et latine et reconnue par les écrivains arméniens comme plus conforme à la vérité historique, vient confirmer d’une manière générale la tradition, ainsi que l’authenticité du sanctuaire d’Ardaze.
Le caractère d’Apostolicité, auquel a prétendu de tout temps l’église arménienne, et qu’elle a proclamé dans ses actes officiels, atteste d’une part l’origine ancienne et primitive, et de l’autre une origine directe et autocéphale, sans l’intermédiaire d’une autre église.
L’origine apostolique, requise pour toute église chrétienne, afin de se mettre en union avec son Divin Fondateur, est réputée directe, quand elle remonte à l’œuvre personnelle d’un apôtre ; elle est indirecte, quand elle dérive d’une église de fondation originairement apostolique. L’église arménienne peut à bon droit se réclamer d’une origine directement apostolique. La chronologie généralement adoptée attribue à la mission de saint Thadée une durée de huit ans (35-43), et à celle de saint Barthélémy une durée de seize ans (44-60). Nous jugeons inutile d’entrer ici dans les détail relatifs aux questions de dates et de lieux, lesquelles induisent souvent en discussions sans issue.
L’origine apostolique de l’église arménienne constitue donc un fait irrécusable dans l’histoire ecclésiastique. Et si la tradition et les sources historiques qui la consacrent, peuvent donner lieu à des observations critiques, celles-ci ne sont pas plus fortes que les difficultés des autres église apostoliques, lesquelles sont universellement admises comme telles.
III. L’ERE PRIMITIVE DE L’EGLISE ARMÉNIENNE
Ce fut, en 301, au commencement du quatrième siècle, que le christianisme devint religion dominante en Arménie. Avant cette date, il n’avait cessé d’être en butte aux persécutions. Seulement nous devons convenir que les mémoires, qui nous sont parvenus sur l’existence et les progrès du christianisme en Arménie pendant les trois premiers siècles, sont aussi rares que dénués d’importance. ils ne sauraient soutenir, au point de vue de l’abondance des informations, aucune comparaison avec les documents qui se rapportent à la même période de l’histoire gréco-romaine. mais le manque de documents ne constituent nullement une preuve de non-existence d’un fait réel.
Le monde gréco-romain, alors à l’apogée de sa civilisation, comptait un grand nombre d’écrivains et de savants, et par ses écoles, il était à la tête du progrès intellectuel. par contre, l’Arménie était encore plongée dans l’ignorance. loin de posséder une littérature nationale, elle en était encore à la recherche d’un alphabet. Dans ces conditions, on conviendra qu’il lui eût été difficile d’écrire des mémoires et des récits sur des événements qui ne pouvaient intéresser que l’avenir. Cependant, les quelques faits qui nous ont été transmis par la tradition nationale, auxquels sont venus s’adjoindre les récits des écrivains étrangers, sont plus que suffisants, croyons-nous, pour prouver l’existence du christianisme à certains moments. Or, le bon sens interdit de penser que l’expansion de la foi ait pu subir des éclipses intermittentes dans ce laps de temps. Ces mémoires, isolés et sans lien entre eux, se succèdent, durant cette période, prouvant l’existence ininterrompue du christianisme en Arménie.
C’est ainsi que nous devons mentionner une première tradition donnant pour le siège d’Ardaze une série de sept évêques, savoir : Zakaria pendant seize ans, Zémentos quatre, Atirnerseh quinze, Mousché trente, Schahen vingt-cinq, Schavarsch vingt et Ghévontios dix-sept. Ces dates nous mènent à la fin du deuxième siècle.
Une autre tradition assigne au prince de Sunik une série de huit évêques, comme successeurs de saint Eusthathius, premier évangélisateur de cette province. ces évêques sont Kumsi, Babylas, Moushé, qui passa ensuite au siège d’Ardaze, Movsès (Moïse) de Taron, Sahak (Isaac) de Taron, Zirvandat, Stépanos (Étienne) et Hovhannès (jean). Avec ce dernier, nous arrivons au premier quart du troisième siècle.
D’autre part, Eusèbe cite une lettre du patriarche Denis d’Alexandrie écrite en 254 à Mehroujan (Mitrozanès), évêque d’Arménie, successeurs des évêques susmentionnés d’Ardaze.
L’église arménienne contient dans son martyrologe la commémoration de plusieurs martyres arméniens de l’ère apostolique. On y relève les noms de sainte Sandoughte, issue de sang royal ; de sainte Zarmandouhte, dame noble ; de satrapes comme saint Samuel et saint Israël ; des mille arméniens martyrisés en même temps que l’apôtre saint Thadée ; de saint Ogouhie, princesse royale et de saint Terentius, militaire, martyrisés avec l’apôtre saint Barthélémy, et des saintes vierges Maryam de Houssik, Anna d’Ormisdat et Martha de Makovtir, disciples de saint Barthélémy. Le calendrier ecclésiastique contient les fêtes de saint Oski (Chryssos) et de ses quatre compagnons, de saint Soukias et de ses dix-huit compagnons, martyrisés au commencement du deuxième siècle; le martyrologe latin commémore saint Acace avec dix mille miliciens martyrisés à Ararat, en Arménie, sous le règne d’Adrien.
On doit ajouter à ces faits le passage de Tertullien, célèbre auteur ecclésiastique du deuxième siècle, qui, en citant le texte des Actes des apôtres (II. 9), où sont énumérés les pays dont les langues furent entendus par le peuple le jour de la pentecôte, fait mention de l’Arménie entre la Mésopotamie et la Cappadoce, au lieu de nommer la Judée, comme le fait le texte de la bible usuelle. la Judée ne saurait être rangée parmi les pays étrangers, et l’on sait quelle ne se trouve point placée entre la Mésopotamie et la Cappadoce. Logiquement parlant, la situation indiquée ne convient qu’à l’Arménie. Saint Augustin suit également la lecture de Tertullien. On voit par là que les deux pères de l’église africaine étaient pénétrés de la conviction que le christianisme s’était répandu chez les arméniens au siècle apostolique.
Aussi bien la conversion presqu’instantanée de l’Arménie entière au christianisme au commencement du quatrième siècle, ne peut s’expliquer que par la préexistence d’un élément chrétien établi dans le pays. En effet, l’histoire enregistre des persécutions religieuses qui auraient été exercées par les rois Artaschès (Artaxerxes) vers l’an 110, Khosrov (Khosroès) vers 230, et Tirdat (Tridate) vers 287. Elles ne se seraient pas produites s’il n’y avait eu en Arménie un nombre considérable de chrétiens. C’est au cours de la dernière de ces persécutions qu’eut lieu le martyre de saint Théodore Salahouni, mis à mort par son propre père, le satrape Souren.
En présence de ces données nous sommes en droit de conclure à l’existence du christianisme en Arménie, pendant les trois premiers siècles ; qu’il a compté un nombre considérable de partisans, et que ce premier noyau de fidèles a su enfin, par sa constante énergie, venir à bout des obstacles et des persécutions.
IV. CONVERSION COMPLÈTE DE L’ARMENIE
La date de la conversion complète de l’Arménie au christianisme, ou de sa proclamation comme religion dominante, est fixée communément à l’an 301, suivant les études chronologiques les plus précises. Des auteurs récents la portent même à l’an 285, mais on ne saurait la considérer comme plus probable. La date de 301 suffit pour démontrer que l’Arménie a été le premier état du monde à proclamer le christianisme comme religion officielle, par la conversion du roi, de la famille royale, des satrapes, de l’armée et du peuple. La conversion de Constantin ne devait avoir lieu que douze ans plus tard, en 313.
Le promoteur de cette admirable conversion fut saint Grigor Partev (Grégoire le Parthe), surnommé par les arméniens Loussavoritch, c’est à dire l’Illuminateur, pour avoir éclairé la nation par la lumière de l’évangile. Le roi Tirdat, qui fût co-apôtre et co-illuminateur, appartenait à la dynastie des Arsacides, d’origine parthe, à laquelle se rattachait également le père de saint Grigor, de sorte qu’un lien de parenté unissait le roi convertit au saint ; mais plus que la communauté de sang, la foi les unissait d’un lien puissant.
Un mouvement politique venait alors de se produire en Perse, à la suite duquel les Sassanides remplacèrent les Arsacides. La branche arménienne des Arsacides cependant restait encore debout. Il s’agissait de l’abattre pour consolider la nouvelle dynastie ; mais les armes ne furent pas favorables aux Sassanides. Alors un Arsacide, le prince Anak, s’offrit pour assassiner Khosrov, roi d’Arménie, son proche parent. Cela fait, il fut tué à son tour par les satrapes arméniens; Grigor était le fils d’Anak, et Tirdat celui de Khosrov, et tous deux étaient encore mineurs en 240, date du double assassinat.
Sans entrer dans des détails biographiques, nous dirons que Grigor fut élevé dans les principes du christianisme à Césarée de Cappadoce, et que Tirdat, élevé dans la religion de ses aïeux, eût à subir les vicissitudes des guerres entre les Romains et les Persans. Il remontait une dernière fois sur le trône, en 287, avec l’appui de l’empereur Dioclétien ; ce fut à l’occasion des fêtes votives, organisées à Eriza (Erzinguian) pour célébrer cet événement, que se révélèrent la foi et les origines de Grigor, qui après d’atroces tortures fut jeté dans les cachots ou le puits (Virap) d’Artaschat (Artaxata), où il restât enfermé une quinzaine d’années. Il survécut à cette longue épreuve, et l’histoire voit dans cette circonstance un témoignage éclatant de l’intervention providentielle.
A ce moment on vit arriver à Vagharschapat, capitale de l’Arménie, une foule de vierges chrétiennes, sous la conduite de l’abesse sainte Gaïanée, fuyant la persécution qui sévissait dans les provinces de l’empire romain. La croyance générale était qu’elles venaient de Rome, à travers la Palestine et la Mésopotamie : mais rien n’empêche de croire qu’elles venaient plutôt directement des provinces limitrophes, et très probablement de Midzbin (Nisibin), si l’on s’en rapporte aux actes du martyre de sainte Phrébronie. La beauté exceptionnelle d’une de ces vierges, sainte Rhipsimée, frappa le roi qui voulut la posséder. Mais, outre la résistance qu’elle opposa à ses tentatives, diverses circonstances, comme le martyre des trente-sept vierges, les accès de lycanthropie, auxquels le roi fut en proie, l’impuissance des remèdes, l’insistance de Khosrovidoughte, sa sœur, l’invitant à implorer l’assistance du dieu des chrétiens, sa guérison obtenue par les prières de Grigor, rendu enfin à la liberté, sont des faits qui se succédèrent au cours des derniers mois de l’année 300 et les premiers de 301, et qui eurent pour conséquence la conversion de Tirdat, qui dans son zèle de néophyte, s’empressa de proclamer le christianisme religion d’Etat.
Grigor n’étant que simple laïque, ne disposait ni de missionnaires, ni d’un clergé nombreux ; et pourtant avant la fin de l’année 301, l’aspect religieux de l’Arménie était entièrement transformé; le culte des dieux avait presque disparu, et le christianisme y était généralement professé; ce serait là un fait inexplicable, si l’on n’admettait la préexistence du christianisme dans le pays comme nous l’avons déjà fait observer.
Les témoignages de cette admirable conversion se trouvent non seulement dans les récits de contemporains et des historiens du siècle suivant, mais aussi dans l’existence de monuments, comme les églises de Sainte-Rhipsimée, de Sainte-Gaïanée et de Sainte-Marianée ou de Schoghakath, construites au IVe siècle aux environs d’Etchmiadzine (ancienne Vagharschapat), et dans les tombeaux des vierges martyrisées, ainsi que dans les inscriptions authentiques qui s’y rapportent. Un autre témoignage non moins précieux se trouve également dans l’histoire d’Eusèbe, qui parle de la guerre de l’année 311, que l’empereur Maximin Daja déclara aux Arméniens à cause de leur récente conversion.
V. FORMATION DE LA HIÉRARCHIE ECCLÉSIASTIQUE
Par l’état des services rendus, saint Grigor était naturellement désigné pour être le chef de l’église arménienne. Élevé à cette dignité par la volonté du roi et de la nation, il reçut la consécration épiscopale des mains de Léonce, archevêque de Césarée de Cappadoce, en 302. Le fait est confirmé par tous les historiens et par la tradition nationale. Seulement cette consécration donna lieu à une controverse en ce qui concerne sa signification, et par suite, sur la nature des relations hiérarchiques du siège d’Arménie avec le siège de Césarée. D’après les grecs, le siège d’Arménie était suffrageant de celui de Césarée, et la scission qui les sépara au Ve siècle, devrait être imputée à un schisme. D’après les Latins, le siège d’Arménie, se rattachant originairement à celui de Césarée, n’aurait été érigé plus tard en siège autocéphale que par un privilège du pape Sylvestre I. Tel n’est pas l’avis des arméniens, qui croient que le siège d’Arménie est de création apostolique, et qu’il fut indépendant dès son origine. Il est certain qu’il ne fut que renouvelé par saint Grigor, et la consécration qu’il reçut de Césarée, n’implique nullement une subordination ni une dépendance hiérarchique.
Ceux qui cherchent à faire de l’Arménie un siège suffrageant de Césarée se basent sur l’hypothèse, que la prédication apostolique en Arménie n’aurait été qu’un épisode passager, qui aurait pris fin à la mort des apôtres , que la prédication de saint Grigor n’aurait été faite que par ordre du siège de Césarée ; que le christianisme enfin n’aurait été établi en Arménie, pour la première fois qu’au quatrième siècle. Après ce que nous avons dit, nous ne croyons pas devoir revenir sur les preuves de l’existence formelle du christianisme en Arménie avant saint Grigor.
Quant au prétendu privilège accordé par Sylvestre, il n’est basé que sur une pièce apocryphe, forgée par les Arméniens au temps des Croisades. Cette pièce avait pour but de défendre à la fois l’indépendance du siège d’Arménie, sans blesser l’amour propre de la papauté et de provoquer l’aide des croisés en faveur de leur royaume de Cilicie. D’ailleurs, toutes les données historiques, chronologiques, critiques et philologiques s’accordent pour prouver la fausseté de ce document, qui n’a plus en sa faveur aucun défenseur. L’indépendance originelle du siège d’Arménie, qui n’a jamais cessé d’être proclamée par les patriarches et les écrivains de l’église arménienne, est attestée au surplus par d’autres circonstances.
On sait que le système de juridiction et de dépendance mutuelle des patriarches et des métropolitains dans l’empire romain, fut calqué sur l’organisation civile de préfets et de proconsuls. Les deux institutions civile et ecclésiastique, se juxtaposaient exactement; par suite, il arriva que les régions, qui ne faisaient pas partie intégrante de l’empire, restèrent en dehors de l’organisation des patriarcats, qui s’y trouvaient établis; c’est ainsi que se formèrent en dehors de l’empire les siège indépendants d’Arménie, de Perse et d’Ethiopie.
Il est vrai que l’existence des provinces de la première Arménie (Sébaste) et de la deuxième Arménie (Mélitène), dans les limite de la juridiction de l’exarchat du pont (Césarée), a pu donner lieu souvent à une confusion des noms ; car ces deux provinces ont été confondues avec l’Arménie Majeure et l’Arménie Mineure; cette erreur apparaît clairement quand on compare les notices des patriarcats avec les listes, des provinces civiles.
A aucun moment, le siège de Césarée, ni ceux d’Antioche et de Constantinople n’ont fait acte d’autorité ou de juridiction dans l’Arménie proprement dite ; et tout ce qu’on découvre à cet égard dans les lettres de saint Basile de Césarée se rapporte exclusivement aux évêchés de Nicopolis, de Satala, etc., situés dans les limites de la première et de la deuxième Arménie, et qui relevaient de l’exarchat du Pont.
Au surplus, l’histoire des relations ecclésiastiques entre les grands sièges, au commencement du quatrième siècle et avant le concile de Nicée de 325, consciencieusement étudiée, ne contient rien qui puisse faire croire à l’intervention d’un siège dans les les affaires d’un autre ; et cela ne saurait surprendre, car chaque circonscription ecclésiastique était strictement limitée par la circonscription politique qui lui avait servi de modèle.
D’autre part, dans l’histoire du quatrième et du cinquième siècles on ne voit pas qu’aucun changement ce soit produit dans les relations des sièges d’Arménie et de Césarée. Cette absence de témoignage permet de conclure qu’un même système d’indépendance ne cessa de régir cette église depuis sa création.
En effet, tout ce que les défenseurs de l’opinion contraire ont pu formuler jusqu’ici, se réduit à de pures hypothèses; Ils se basent sur un état de choses qui ne fut nullement celui du siècle dont on parle, mais qui se rapporte aux siècle postérieurs. Pendant la domination byzantine en Arménie et plus tard sous l’influence des Croisades, des incidents de nature confuse et équivoque ont pu altérer les relations des divers sièges : mais ces incidents n’ont pu exercer aucune action rétrospective ni dénaturer les événements des premiers siècles.
Donc, la consécration de saint Grigor par l’archevêque de Césarée doit être attribuée à une circonstance fortuite, peut-être même à un désir personnel de saint Grigor, dont l’éducation avait été faite à Césarée. Elle ne saurait servir d’argument pour en déduire un système de relations hiérarchiques.
VI. L’EGLISE ARMÉNIENNE AU QUATRIÈME SIÈCLE
Saint Grigor a gouverné l’église arménienne durant un quart de siècle, accomplissant le nécessaire pour lui donner une organisation complète et solide. Nous lui devons des canons, qui portent son nom ; des homélies qui lui sont attribuées, et certaines dispositions disciplinaires et liturgiques remontent à son époque. Il créa près de quatre cents diocèses épiscopaux et archiépiscopaux pour le gouvernement spirituel de l’Arménie et des pays environnants. Il présida à la conversion de la Géorgie, de l’Albanie Caspienne et de l’Atropatène, où il envoya des chefs et des ecclésiastiques. Il mourut au moment de la convocation du concile de Nicée (325). Ses fils lui succédèrent ; d’abord le cadet, qui était célibataire, saint Aristakès (325-333), puis l’ainé, saint Vertanès (333-341), qui était marié. Ce dernier eut pour successeur son propre fils, saint Houssik (341-347). Le maintien du patriarcat dans la famille de saint Grigor était dans les vœux de la nation, soit qu’elle voulût par là rendre hommage à son grand Illuminateur, soit qu’elle subît à son insu l’influence d’un usage païen. Le refus des fils de Houssik d’entrer dans les ordres amena au siège patriarcal Paren d’Aschtischat, un parent collatéral (348-352), bientôt pourtant il retournait à la succession directe, par l’élection de saint Nersès, petit-fils de Houssik (353-373). Mais comme le fils unique de ce dernier n’avait pas l’âge canonique, la nation y pourvut en appelant successivement Schahak (373-377), Zaven (377-381) et Aspourakès (381-386), tous issus de la famille sacerdotale d’Albanius, qui avait secondé saint Grigor, dans la personne du fils de Nersès, saint Sahak (Isaac), qui accomplit sur le trône patriarcal le jubilée entier (387-439). Certes, l’exactitude de la chronologie des patriarches du quatrième siècle est contestée par les historiographes modernes, mais les données, qui nous ont servi à l’établir, sont le résultat d’études directes faites aux sources primitives.
L’église arménienne du IVe siècle, bien qu’organisée hiérarchiquement et administrativement, manquait cependant de l’élément le plus nécessaire : d’une version de la bible et d’un rituel écrits dans sa propre langue ; l’arménien encore dépourvu d’alphabet, ne pouvait fixer par écrit la parole vivante des textes sacrés. L’instruction scolaire se faisait en langues étrangères, et les écoles célèbres de Césarée de Cappadoce et d’Edesse de l’Osroène, étaient les seuls foyers où s’éclairait alors l’Arménie. Le grec était en usage dans celle de Césarée, où se rendaient les étudiants des provinces du nord ; le syrien régnait à Edesse où affluaient ceux de provinces du sud. Saint Grigor fur le premier à fonder des écoles, à la tête desquelles il dut placer des maîtres étrangers. Ses successeurs suivirent cet exemple ; mais ce fut saint Nersès qui donna la plus vive impulsion aux institutions d’instruction et de bienfaisance.
Malgré les efforts combinés de saint Grigor et du roi Tirdat pour christianiser définitivement l’Arménie, le culte païen n’avait pas cependant disparu entièrement de ce pays. Dans les districts montagneux les anciens dieux gardaient encore leurs autels et leurs ministres. Vainement, les patriarches tentèrent d’extirper les anciennes coutumes. Elles persistèrent jusqu’à saint Nersès, qui leur porta le dernier coup. Pourtant on en trouvait encore des traces du temps de saint Sahak. Ce qui persistait surtout c’étaient les mœurs païennes qui continuaient à régner dans le peuple, et particulièrement dans les palais des souverains et des satrapes. Les patriarches, au risque d’attirer sur eux-mêmes la colère du pouvoir civil, durent souvent déployer tout leur courage pastoral pour combattre les abus et les iniquités morales de cette société, que le christianisme n’avait pas encore suffisamment policée. C’est ainsi que saint Aristakés fut assassiné par le satrape de Dzopk (Sophènés) ; que saint Vertanés dut se dérober aux poursuites des montagnards de Sim (Sassoun), excités par la reine ; que saint Houssik expira sous les verges du roi Tiran ; et que saint Daniel d’Aschtischat, préconisé patriarche, eut une fin semblable. Mais ces persécutions n’attiédirent point le zèle des saints pontifes.
Sur la doctrine, suivie par ces prélats de l’église primitive, il n’y a rien de nouveau à dire. Les mêmes dogmes unissaient au IVe siècle l’église entière. L’orient et l’Occident étaient en communion parfaite de foi et de charité. Les hérésies principales qui surgirent au cours de ce siècle en Orient, furent celles des Ariens et des Macédoniens, condamnées par les conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381), dont les décisions furent strictement suivies par les Arméniens. Saint Aristakés avait assisté au premier concile ; et si, dans le second, les Arméniens n’eurent point de représentants, ils ne se laissèrent pas toutefois de se conformer à la lettre et à l’esprit de ses décisions.
La liturgie nationale arménienne, avons-nous dit, n’était pas encore formée, faute d’alphabet et d’une littérature appropriée. La bible et les rituels étaient lus en langues grecque et syriaque. Mais comme le peuple ignorait ces deux langues, on lui en donnait une traduction orale à l’église même. Une classe spéciale de traducteurs (Thargmanitch) était préposée au service religieux, pour traduire oralement les passages des saintes écritures lus par les lecteurs (Verdzanogh). Ils expliquaient les prières rituelles et enseignaient au peuple, dans sa langue maternelle, certaines prières tirées des psaumes et des offices. Si l’on fait attention aux différences que présentent les locutions, adoptées pour l’interprétation des psaumes de offices et du texte des écritures, on arrive à distinguer deux traductions : l’une datant du IVe siècle à l’usage du peuple, et l‘autre classique du Ve, d’après le texte grec.
VII. COMMENCEMENT DE LA LITTÉRATURE ARMÉNIENNE
L’absence d’alphabet et de toute littérature écrite constituait un obstacle fondamental, non seulement au développement de la vie intellectuelle et sociale de la nation, mais encore à l’existence et à l’autonomie de l’église, qui ne pouvait sans cela ni former ni consolider sa constitution propre. Le peuple ne disposait d’aucun instrument permanent d’édification spirituelle ; car de simples traductions orales ne pouvaient satisfaire aux aspirations de son cœur. Cet état de choses devait tout d’abord solliciter l’attention du patriarche S. Sahak. Profondément versé dans les sciences helléniques et syriaques, il était supérieur aux savants de son époque, au dire de ses contemporains.
- Mesrop-Maschtotz, un ancien secrétaire du roi, disciple du patriarche Nersés, conçut le dessin d’extirper les derniers débris du paganisme dans la province de Golthn (Akoulis). Mais il s’aperçut des inconvénients de l’absence de l’alphabet, quand il ne put laisser aucun enseignement écrit dans les mains du peuple, qu’il venait d’évangéliser. D’accord avec le patriarche Sahak, il sollicita le roi Vramshapouh de remédier à cette situation. Ceci se passait en 401, à l’aurore du Ve siècle. le roi mit à leur disposition toutes les ressources dont il put disposer. Enfin, en 404, Mesrop arrivait à combiner un alphabet admirablement approprié au génie de la langue arménienne. Et comme pour mener à bien ce travail, il avait imploré l’appui du ciel, il attribua son succès à la faveur divine. Aussi les Arméniens se sont ils toujours montrés fiers de leur littérature, dont l’origine leur paraît surnaturelle. Après que S. Mesrop eût inventé l’alphabet à Balahovit (Palou), S. Sahak ne cessa de poursuivre une œuvre, à la fois littéraire et sacrée. Aussi c’est à ce dernier que les Arméniens reconnaissants ont décerné le titre d’IIluminateur des intelligences par la littérature, comme saint Grigor avait été celui des âmes par la foi, et S. Nersés celui des cœurs par les bonnes mœurs.
L’alphabet arménien comprenait trente-six caractères, susceptibles de rendre tous les sons de la langue. Plus tard leur nombre devait s’accroître de deux lettres complémentaires, ce qui le porta à trente-huit. la combinaison en est si heureuse, qu’il peut sans difficulté rendre même la plupart des sons des langues étrangères. Mais bornons-nous à parler ici que des conséquences de cette innovation du point de vue ecclésiastique.
La première œuvre entreprise fut la traduction de la bible, à laquelle se consacrèrent S. Sahak et S. Mesrop et le groupe des élèves choisis parmi la classe des traducteurs. L’histoire évalue leur nombre à une centaine, dont soixante avaient été formés par Sahak, et le reste par Mesrop. La traduction arménienne de l’ancien testament a été faite sur le texte grec des Septante, mais avec beaucoup de variantes en conformité avec la traduction syriaque. Ce travail, commencé en 404, prenait fin en 433, après une dernière révision, faite par S. Sahak, sur un exemplaire expressément envoyé par le patriarche de Constantinople. Cela fait, on s’occupa à composer des livres liturgiques, comme la messe, les rituels du baptême, de la confirmation, de l’ordination, du mariage, de la consécration des églises et des funérailles, les offices du jour et le calendrier. S. Sahak collabora à cette œuvre, soit directement, soit indirectement avec l’aide de ses disciples. Cette organisation liturgique s’inspire de celle de S. Basile, c’est-à-dire de la liturgie de l’église de Césarée. On conviendra qu’il n’y a rien que de très naturel, si l’on songe que les chefs de l’église arménienne, comme nous l’avons dit plus haut, avaient puisé leur enseignement dans les écoles de Cappadoce.
Mais tout en suivant de près la liturgie de Césarée, on ne s’astreignit point à une traduction servile. S. Grigor avait fait de larges emprunts aux usages nationaux et aux rites païens, qu’il avait transformés en rites chrétiens. Ces usages avaient eu le temps, en l’espace d’un siècle, d’enfoncer des racines trop profondes dans les mœurs, pour que les nouveaux organisateurs puissent se soustraire à leur influence. Aussi refusèrent ils de se plier entièrement aux exigences du rite grec. Ce qui est absolument propre à la liturgie arménienne, ce sont les hymnes (scharakan) d’une saveur si originale, et qui résonnent comme un écho des vieux chants nationaux. Ils offrent aussi quelque analogie avec les hymnes syriaques de S. Ephrem.
Le trait distinctif de cette littérature primitive, c’est l’abondance des traductions des œuvres des saints-pères grecs. A noter ce détail intéressant, que certains de ces ouvrages, perdus dans leur langue originelle, se sont conservés en traduction. Outre les saints pères, ils ont traduit la plupart des œuvres des philosophes de l’antiquité. Comme œuvres originales on ne peut mentionner que quelques livres d’histoire ancienne et contemporaine.
VIII. L’EGLISE ARMÉNIENNE AU Ve SIÈCLE
Le patriarcat de S. Sahak remplit tout le premier tiers de ce siècle ; à part les succès littéraires que nous venons d’indiquer, cette époque ne se signale par aucun événement digne d’être rapporté, de sorte que force nous est de reconnaître dans ce succès l’intervention de la Providence. Elle seule a eu la force de préserver la nation d’une ruine certaine, en lui donnant les éléments d’une existence spéciale et indépendante, alors que toutes les circonstances sociales et politiques conspiraient contre elle. L’Arménie avait été partagée entre les Grecs et les Persans, quand (387) S. Sahak fut élu au patriarcat par la volonté de Khosrov, roi de l’Arménie persane, et qu’Arschak régnait dans l’Arménie grecque. S. Sahak dut user de prudence pour être reconnu et agréé à la fois par les deux partis. Peu après l’Arménie grecque était livrée à l’administration des gouverneurs byzantins, et l’Arménie persane, après le règne relativement pacifique de Vramschapouh, était gouvernée d’abord par le persan Schapouh, puis par l’arménien Artaschés, jeune homme sans frein. Les satrapes arméniens portèrent accusation contre leur roi devant le suzerain persan, demandant sa destitution et son remplacement par un gouverneur-général persan. On fit droit à cette requête sans difficulté, et le satrape persan Vehmirschapouh fut aussitôt nommé gouverneur-général de l’Arménie persane (428). Les satrapes arméniens ayant sollicité S. Sahak de s’unir à eux, ils employèrent tous les moyens, les promesses comme les menaces, pour conjurer cette entente ; mais n’ayant pu y parvenir, ils accusèrent le patriarche d’être de connivence avec le roi contre le souverain persan. Cette manœuvre eut pour conséquence la déposition et l’exil en Perse de S. Sahak, et la nomination d’un anti patriarche dans la personne de Sourmak (428).
Ce changement amena une forte perturbation dans les affaires d’Arménie. le siège patriarcal se trouvait administrativement entre les mains des anti-patriarches, qui prélevaient à leur profit les revenus et les avantages de la charge. Ils se succédèrent rapidement ; Sourmak (428), Birkischo (429), Schimuel (432), puis Sourmak reprenait de nouveau le pouvoir en 437. Toutefois, l’épiscopat, le clergé et le peuple refusèrent d’approuver le nouvel état des choses car aux yeux de la nation, S. Sahak restait toujours le chef spirituel. De retour en Arménie (432), il se retirait à Blour (Yahnitépé), dans la province de Bagrévand (Alaschkert), ou S. Mesrop et S. Ghévond l’assistaient dans les affaires religieuses et spirituelles; à aucun moment ses ouailles ne furent abandonnées par lui.
En dépit de cette situation précaire, il ne cessa de prendre une part active aux affaires de l’église universelle. Le concile d’Ephèse (431) venait de condamner les erreurs de Nestor. les décrets y relatifs avaient été apportés de Constantinople à S. Sahak par ses disciples. Mais les livres de Théodore de Mopsueste, le précurseur de Nestor, avaient échappé à l’attention du concile. aussi les Nestoriens profitèrent de cette circonstance pour couvrir leurs erreurs du nom de Théodore. S. Sahak intervenant, convoqua le concile d’Aschtischat (435), puis releva les erreurs de Théodore dans une lettre dogmatique, qu’il écrivit à Procle de Constantinople. Cette lettre servit de base au concile de Constantinople de 553, pour la condamnation des Trois-Chapitres.
La mort de S. Sahak (439) fut le prélude d’une situation plus pénible encore. Sourmak occupait toujours le siège patriarcal comme chef reconnu par le gouvernement, tandis que S. Mesrop continuait à gérer le spirituel ; mais il ne tarda pas à suivre S. Sahak dans la tombe (440). S. Hovsep (Joseph) de Hoghotzim fut appelé à lui succéder dans la gérance des affaires spirituelles, et l’intervention de l’arménien Vassak Suni, gouverneur-général, réussit, à la mort de Sourmak (444), à le faire reconnaître comme patriarche par le gouvernement persan.
Le roi-des-rois, qui avait annexé l’Arménie à son empire, était sollicité par les ministres de la religion de Zoroastre, à abolir le christianisme en Arménie, en contraignant les habitants à adopter le culte du soleil et du feu. Pour arriver à ses fins le roi s’employa d’abord à dégarnir l’Arménie de ses forces militaires, qu’il envoya guerroyer contre les barbares du Caucase. Après quoi il publia (449) un édit, par lequel il rendait la religion de Zoroastre obligatoire pour tous les sujets indistinctement. alors commença une ère de persécutions, au cours de laquelle S. Atom Gnouni et S. Manadjihr Rischtouni subirent le martyre avec leur milices. l’épiscopat réuni à Artaschat (450), proclama son inviolable fidélité à la foi dans une lettre apologétique. Malgré cette résistance unanime les chefs des satrapes arméniens, au nombre de dix, furent appelés en Perse et contraints de renier leur religion. On les mit en dans l’alternative ou de s’exécuter, ou de quitter le pays sans direction. Ils feignirent d’abjurer pour pouvoir retourner chez eux et afin d’organiser la résistance.
Les ministres du culte du soleil et du feu, munis de leurs symboles, accompagnaient triomphalement les faux renégats, mais ils furent dispersés dans les plaines de Bagrévand par le peuple armé, que conduisait l’archiprêtre S. Ghévond. Le délai d’une année – d’août 450 à août 451- qui avait été accordé pour renoncer au christianisme avait été mis à profit pour préparer la résistance contre les troupes, qui allaient arriver pour veiller à l’exécution de l’édit royal. Il est vraisemblable que si les Arméniens avaient, dans cette circonstance, réuni leurs forces, ils auraient pu facilement avoir raison de l’armée ennemie. Malheureusement, une partie des satrapes, d’accord avec le gouverneur Vassak, était définitivement gagnée à la cause persane. Quand le 26 mai 451, à la journée d’Avaraïr, soixante-six mille Arméniens, sous le commandement de Vardan Mamikonian, tinrent tête à une armée de deux cent vingt mille Persans, un nombre considérable d’arméniens allaient renforcer les rangs de l’ennemi. Vardan et huit autres généraux, ainsi que mille vingt sept hommes tombèrent sur le champ de bataille. La mort de ces martyrs est commémorée dans le calendrier arménien le jeudi gras.
A partir de ce moment l’église arménienne entra dans une ère de troubles, causés surtout par les difficultés extérieures qui l’absorbaient entièrement. Le patriarche S. Hovsep, accusé d’avoir été l’instigateur du mouvement religieux, fut arrêté, conduit en Perse et martyrisé avec d’autres membres du clergé (454) dont la mémoire est célébrée sous le nom des SS. Ghévondian (léonciens). Il eut pour successeurs Mélité (452-456) et Movsès (456-461), puis le célèbre Güt d’Arahèze (461-478), qui dut tenir tête aux efforts incessants des persans pour imposer leur religion. Une fois encore les arméniens durent s’armer sous la conduite de Vahan Mamikonian, neveu de S. Vardan. Les hostilités continuèrent sous le patriarche Hovhannès Mandakouni (478-490), successeur de Güt. Cette situation menaçait de s’éterniser, lorsque le nouveau roi Valarse, s’avisant de l’inutilité de ces efforts, y mit enfin un terme. Sagement, il proclama la liberté religieuse et nomma Vahan d’abord commandant militaire (484), puis gouverneur-général de l’Arménie (485), ce qui assurait la paix civile et religieuse de l’Arménie. Le vénérable patriarche Hovhannès s’empressa de transférer son siège dans la nouvelle capitale, à Douine, sous la protection du gouvernement, et là il put consacrer tous ses soins aux réformes intérieures de l’église et du peuple. Il sut si bien réparer, grâce à la sagesse de son administration, les ruines accumulées par les guerres des dernières années, que son nom reste le plus honoré après celui de S. Sahak.
IX. DU CONCILE DE CHALCÉDOINE
Le zèle déployé par l’archimandrite Eutychès de Byzance, pour combattre les erreurs de Nestor, eut un effet contraire à celui qu’attendait son auteur. Son intervention donna lieu à d’interminables controverses sur l’union des natures ou la double nature du Christ, et suscita des querelles entre les sièges de Constantinople, d’Alexandrie et de Rome. L’école d’Antioche, suivie en cela par le siège de Constantinople, professait un enseignement, où s’affirmait une certaine séparation entre la divinité et l’humanité en Jésus-Christ, tandis que l’école d’Alexandrie soutenait l’union étroite des deux natures dans la crainte de porter atteinte au mystère de la rédemption. Dans le troisième concile œcuménique d’Ephèse (431) avait triomphé la doctrine alexandrine, et la formule de S. Cyrille d’Alexandrie, qui reconnaissait une nature unie dans le Verbe incarné, était devenue la devise du christianisme. Nestor, élève de l’école d’Antioche, proclamé patriarche de Constantinople, qui enseignait l’existence d’uns simple unité morale entre les deux natures, venait d’être condamné par la sentence du concile. L’archimandrite Eutychès, vieillard septuagénaire, émettait (447) un enseignement qui poussait l’union jusqu’au mélange des deux natures, ce qui impliquait la presque disparition de la nature humaine et l’origine céleste du corps du Christ.
C’est sur cette opinion que Flavien de Constantinople condamna Eutychès et sa doctrine, dans un concile particulier, qui se tient à Constantinople (448). Dioscore d’Alexandrie crut voir dans cette décision le rejet de la doctrine de son école et de celle de son prédécesseur, et le retour au nestorianisme. Il réunit donc à nouveau concile à Ephèse (449) , où il réussit à faire condamner Flavien et les Nestoriens. A son tour, Léon I de Rome, prenant la défense de Flavien, réunissait un concile particulier à Rome (450) contre Eutychès et Dioscore. Ensuite, pour donner plus de poids à sa décision, il déterminait l’empereur Marcien à convoquer un concile général à Chalcédoine, où, grâce aux moyens coercitifs, il faisait reconnaître comme définitive sa doctrine et sa lettre à Flavien, appelé le Tomos de Léon .
On s’expliquera mieux l’acharnement des deux partis, si l’on songe qu’il y avait là non seulement un problème de théologie, comme la question abstraite des natures en Jésus-Christ, mais un intérêt éminemment concret à sauvegarder, qui était l’influence des patriarcats. A l’époque du concile de Nicée, le monde gréco-romain était partagé entre les trois sièges de Rome, d’Alexandrie et d’Antioche, et chacun agissait dans le cercle de sa juridiction, sans prétendre à la prééminence. Mais cette situation devait changer au commencement du Ve siècle. Constantinople venait d’être érigée en patriarcat par le concile tenu en cette ville (391) et la décadence de plus en plus croissante de l’ancienne Rome, et l’influence grandissante de la Nouvelle, avaient fait croire aux patriarches de Constantinople qu’ils étaient supérieurs aux autres. Or, le patriarcat d’Alexandrie ne pouvait tolérer ces visées ambitieuses. Pénétrés de l’importance du rôle qu’il avait joué dans les conciles précédents et plus encore des mérites éclatants de ses titulaires, comme Alexandre, Athanase, Théophile, Cyrille et Dioscore, il croyait pouvoir s’arroger le droit de dicter la doctrine chrétienne et s’ériger en arbitre de la vérité dogmatique II prétendait que les triomphes d’Athanase à Nicée et de Cyrille, à Ephese ne pouvaient pas être diminués par les prétentions de Flavien et de Léon, dont les démarches étaient presque une insulte à l’adresse du siège d’Alexandrie. Constantinople et Rome s’allièrent alors pour combattre l’ennemi commun; et l’on vit le bras séculier de Marcien consacrer le prétendu succès de Chalcédoine contre le siège d’ Alexandrie. Mais le succès, à vrai dire, n’était ni réel ni solide. Le concile de Calcédoine, entre autres, avait reconnu la préséance du siège de Constantinople, mais Rome refusait de la reconnaître dans la crainte d’être attaquée a son tour subtilement ; il établissait une distinction entre les canons admissibles et les canons inadmissibles d’un même concile. L’épiscopat du monde gréco-romain s’était partage en deux camps, et les ouailles se livraient a des manifestations violentes; le scandale d’avoir favorisé le nestorianisme gagnait du terrain, et la subtile distinction établie entre la dualité des personnes et la dualité des natures, ne suffisait pas a tranquilliser les esprits. Les décrets de Chalcédoine restaient ainsi en suspens ; Ils n’étaient point admis par tous. Un nouveau concile tenu a Antioche (476) en déclara suspecte la doctrine, et l’empereur Basilisque interdit d’en appuyer les décrets. L’empereur Zénon publia le Henoticon (482), par lequel il leur déniait toute autorité, basant son opinion sur le concile d’Ephese de 431. Enfin l’empereur Anastase, par un nouveau décret (471), diminuait l’importance du concile de Chalcédoine en le dépouillant de toute autorité. Tout cela avait pour but de combattre le nestorianisme, qui, s’éloignant du monde grec, se réfugiait au milieu de l’élément syrien, et profitait de la liberté qui lui était laissée par les rois de Perse.
L’Arménie resta en dehors de ces querelles jusqu’au commencement du VIe siècle. Les conciles convoqués pour et contre Eutychès avaient eu lieu à son insu ; celui de Chalcédoine qui avait réuni le 8 octobre 451, n’avait été convoqué qu’après la grande journée d’Avaraïr (26 mai 451). Le pays se trouvait alors, nous l’avons dit plus haut, dans Ia plus grande confusion; le patriarche et l’épiscopat étaient incarcérés ou exilés; les satrapes persécutés ou dispersés, les milices débandées, et le peuple terrorisé. Dans ces conditions, on conçoit que les querelles dogmatiques n’aient pu éveiller son attention. Mélitè et Movsès, qui succédèrent à S. Hovsep, n’étaient guère en état de s’en occuper. Les patriarches Güt et Hovhannès, bien que renommés pour leur instruction et leur capacité, furent de nouveau victimes de persécutions religieuses. Et quand, plus tard, le calme se fut rétabli, c’est à peine si Hovhannès eut le temps nécessaire pour se recueillir et mettre de l’ordre dans les affaires intérieures. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner, si le concile de Chalcédoine n’avait encore excité aucune passion en Arménie quarante ans après sa convocation.
Les premières rumeurs vinrent du côté de la Perse, sous le patriarcat de Babken d’Othmous (490-515). Les Nestoriens s’étaient installés dans la Mésopotamie persane. Comme les Syriens, restés fidèles à la doctrine orthodoxe du concile d’Ephèse, souffraient beaucoup de leur ascendant, ils demandèrent à l’église arménienne une règle de conduite. Les Arméniens, scrupuleusement fidèles aux principes anti-nestoriens de S. Sahak, ne pouvaient consentir à aucune transaction de doctrine. Les Nestoriens se prévalaient de l’autorité du concile de Chalcédoine convoqué par l’église de Constantinople, hostiles à l’église d’Alexandrie, tandis que les Arméniens restaient attachés à cette dernière depuis les origines. De plus, ce concile était l’oeuvre de Marcien, qui avait repoussé la députation arménienne, venue pour lui demander secours contre la persécution persane. En outre, le concile de Marcien était désavoué par ses successeurs, et les édits de Basilisque, de Zénon et d’Anastase avaient officiellement rejeté la profession de foi chalcédonienne. Dans ces conditions il est aisé de deviner quelle pouvait être l’attitude des Arméniens. Le concile des évêques arméniens, géorgiens et caspio-albaniens réuni à Douine (506), sous la présidence de Babken, proclama officiellement la profession de foi éphésienne, et rejeta tout ce qui était nestorien ou suspect de nestorianisme, inclusivement les actes du concile de Chalcédoine. Il n’alla pas cependant jusqu’à adopter la doctrine d’Eutychès, dont le nom, uni à ceux d’Arius, de Macédon et de Nestor, fut officiellement condamné. Telle fut la première déclaration de l’église arménienne au sujet du concile de Chalcédoine. Plus tard les églises grecque et latine, renonçant à leur opposition, le reconnurent comme quatrième concile œcuménique. L’église arménienne ne voulut point de cette transaction inspirée par des pensées qui n’avaient rien de théologique. Elle resta ferme sur sa première détermination et ne cessa de garder une attitude ultra-conservatrice. Elle s’attacha à repousser toute nouvelle addition dogmatique sur le dépôt de la révélation ainsi que toute innovation qui aurait pu altérer la foi primitive. Elle ne pouvait ignorer que le grand moteur de la question chalcédonienne était la jalousie réciproque des patriarcats du monde gréco-romain, question qui ne pouvait l’intéresser. Elle n’entendait pas non plus subir la volonté du patriarcat de Constantinople, qui avait travaillé à Chalcédoine pour la préséance et pour la prééminence de son siège, en prenant pour point d’appui la force du bras séculier.
La profession de foi arrêtée à Douine (506) constitue le principal événement du patriarcat de Babken. Le même principe fut sauvegardé sous ses successeurs: Samuel d’Ardzké (516-526), Mousché d’Aïlaberk (526-534), Sahak II de Ouhki (534-539), Kristapor de Tiraritch (539-545), et Ghévond d’Erast (545-548). En dehors de ces faits nous n’avons rien de particulier à signaler sur cette période d’une quarantaine d’années. La décision prise à propos du concile de Chalcédoine fut confirmée sous le patriarcat de Nersès II de Bagrévand (548-557), dans le concile de Douine (554), qui hautement proclama la foi éphésienne contre les erreurs nestoriennes et les prétentions chalcédoniennes.
X. QUERELLES SUCCESSIVES
L’histoire de l’église arménienne présente une série de questions religieuses, qui, bien que s’étant posées au cours de plusieurs siècles, n’ont pourtant pas altéré sa situation normale. Nous n’entendons nullement entrer dans les détails de ces querelles, qui ne sauraient intéresser le lecteur étranger. Bornons-nous à dire qu’elles eurent pour cause l’influence politique des états qui dominaient l’Arménie, ou qui étaient en contact avec elle. Ce pays ayant perdu son indépendance, passa tour à tour sous la domination persane, grecque et arabe, dont les tendances politiques s’inspiraient de l’état religieux du pays. Les Arméniens ne pouvaient guère se soustraire à l’influence de cette tactique. Ne voulant pas se départir de leurs principes dogmatiques, établis par l’acte du concile de 506, et, d’autre part, cherchant à se ménager les sympathies et les avantages qui pouvaient leur revenir de l’influence politique des états prépondérants, ils s’attachaient à ne blesser l’amour-propre de personne, et ci faire acte de condescendance, sans se mettre en contradiction avec leurs principes. L’Arménie fut souvent partagée entre divers états, mais son sort dépendait de celui qui possédait la majeure partie du pays. La domination persane exercée par les satrapes nommés par les rois-des-rois, y joua un rôle prépondérant durant deux siècles entiers (428-633). Puis les curopalates, nommés par les empereurs byzantins, remplacèrent les satrapes. La domination grecque fut de courte durée, de soixante ans environ (633-693) ; car bientôt les Sarrasins y établissaient définitivement leur pouvoir. Les représentants des califes ont exercé en Arménie une administration directe, qui dura plus d’un siècle et demi (693-862). Mais ce ne fut point une conquête de tout repos; les compétitions et les guerres gui mettaient aux prises les états différents, avaient toujours ce pays pour champ de bataille. Les Arméniens, aux prises avec des influences contradictoires, avaient une politique irrésolue, soucieux de ne pas compromettre leurs intérêts politiques, ni ceux de la foi. L’influence de l’empire grec, toujours prépondérante en matière de religion, même quand elle n’était pas imposée par le pouvoir civil, pressait les Arméniens d’accepter la foi chalcédonienne. Pour l’amener à résipiscence on lui promettait d’améliorer sa situation politique. Les Perses et les Arabes faisaient miroiter à leurs yeux des promesses analogues, à la condition qu’ils s’éloignassent des Grecs. Les Arméniens ne pouvaient et ne voulaient pas céder aux suggestions de ces derniers, en acceptant la profession de foi chalcédonienne; ils n’entendaient pas non plus exciter leur inimitié; à plus forte raison refusaient ils de se livrer aux mains des puissances non chrétiennes. Cette situation difficile et cet esprit d’indécision caractérisent particulièrement l’histoire de l’église arménienne du VIe au IXe siècle, période que nous essaierons de retracer succinctement en évoquant les événements les plus saillants. Les relations avec les chrétiens de Perse, dont nous avons vu les premières manifestations au temps de Babken, sont caractérisées par leurs recours continuels au patriarcat arménien. Celui-ci s’employait à les protéger contre les envahissements des Nestoriens, qui avaient su gagner la cour persane, grâce à leur esprit anti-grec. Le patriarche Kristapor de Tiraritch, entre autres, ne se borna pas à défendre les anti-nestoriens devant le roi-des-rois, il consacra leurs évêques et donna tous ses soins à l’administration de leur église. On connaît l’histoire du deuxième concile de Constantinople, que les Grecs et les Latins considèrent comme cinquième concile œcuménique. L’excitation causée par celui de Chalcédoine n’était pas encore apaisée à l’époque où Justinien monta sur le trône (527). Comme ses efforts pour ramener le calme restaient sans effet, il entreprit de faire condamner les Trois-Chapitres, c’est-à-dire les écrits de Diodore de Tarse, de Théodore de Mopsueste et d’lbas d’Édesse, acquis aux idées de Nestor, en contradiction avec les décrets éphésiens, et en conformité avec la profession chalcédonienne. Justinien pensait donner ainsi satisfaction aux orthodoxes éphésiens, et modérer en même temps les tendances des chalcédoniens. Le décret de convocation du nouveau concile fut publié (546), mais les papes de Rome ne cessèrent de soulever des difficultés, de crainte que la condamnation indirecte du Tomos de Léon, n’affaiblît leur prestige. Le pape Agapet, convoqué à Constantinople, y mourut avant d’arriver à une solution. Vigile, nommé par l’empereur à la condition de proclamer la condamnation des Trois-Chapitres, ne fut pas reconnu par les Romains, qui lui proposèrent Silvère; mais la mort de ce Dernier fit cesser l’opposition, et Vigile fut reconnu. Le concile s’ouvrit enfin (553), et les Trois-Chapitres y furent condamnés avec le concours de ce dernier. C’est ainsi que prit fin la question chalcédonienne dans le monde gréco-romain par un moyen indirect, ou l’on accentuait l’idée de l’unité en Christ, définie au concile d’Ephèse. Les Arméniens restés fidèles à ce concile, malgré les tergiversations des chalcédoniens, ne sentaient nullement le besoin de nouvelles définitions; aussi refusèrent-ils d’attacher aucune importance à ses décrets, bien qu’ils fussent non seulement conformes à leurs principes, mais basés sur l’autorité du patriarche S. Sahak, dont la lettre à ProcIe fut lue solennellement dans le concile, immédiatement après la lecture des chapitres de S. Cyrille d’Alexandrie. Le patriarche Nerses II de Bagrévand se contenta, au concile de Douine réuni l’année suivante (554), de proclamer les doctrines éphésiennes en opposition avec les prétentions chaIcédoniennes. Les suggestions grecques, impuissantes sur l’esprit des Arméniens, trouvèrent un accueil favorable chez les Géorgiens. Leur patriarche Kurion, bien qu’élevé et promu dans le patriarcat arménien, conçut l’idée de se séparer de ce siège et de se rallier au patriarcat de Constantinople pour capter la faveur impériale. L’adhésion aux décrets de Chalcédoine était la condition de cette soumission. Les efforts de Vertanes, régent du patriarcat arménien après la mort du patriarche Movsés II d’Eghivart (574-604), et ceux du nouveau patriarche Abraham d’Aghbatank (607-615), ne purent l’empêcher, et l’église géorgienne, Kurion en tête, définitivement gagné à la foi chalcédonienne, fut annexée à l’église grecque. Le concile de Douine (609) scella cette séparation de l’église orthodoxe arménienne. Mais cet événement devait avoir dans la suite des temps des conséquences fâcheuses pour l’église géorgienne. Car sous la domination russe au Caucase, au commencement du XIXe siècle, son existence nationale n’avait plus aucune raison d’être, vu l’identité de principes, qui fondait l’église géorgienne dans l’église russe. Aujourd’hui tout est russifié en Géorgie; hiérarchie et clergé, liturgie et langue; l’exarque lui-même et Ies évêques de la Géorgie se recrutent dans le clergé russe. Nous ne passerons ras sous silence le dernier effort tenté par les Grecs, pour gagner les Arméniens à leur cause. Comme une partie de l’Arménie était tombée sous la domination byzantine, Constantinople s’empressa d’y installer un patriarche à sa dévotion (590), du vivant de Movsès II. Ce fut Hovhannés de Bagaran. Mais cette nouvelle tentative resta vaine; car le siège antipatriarcal finit avec Hovhannés lui-même, qui tomba entre les mains des Persans (611). Les Grecs ne crurent pas devoir lui donner un successeur. Ils y furent d’autant moins encouragés que les Arméniens de la domination grecque eux-mêmes refusèrent de reconnaître le patriarche intrus, ainsi que la profession de foi chalcédonienne, qu’il représentait.
XI. ON REVIENT AUX QUERELLES
La Perse avait envahi l’empire grec (614), et enlevé à Jérusalem la relique de la Sainte-Croix; l’armée persane vint camper sous les murs de Constantinople. Ce ne fut que plus tard que l’empereur Héraclius, sortant de sa torpeur, engagea une lutte, qui fut couronnée de succès (623). Les Persans, battus, durent restituer la précieuse relique à la Ville-Sainte. Les troupes arméniennes, conduites par Megège Chtouni, avaient contribué en grande partie au succès de la campagne. Ce fut à la suite de ces événements heureux, que Héraclius conçut le projet de réaliser l’union dogmatique des Grecs avec les Arméniens. Pour atteindre ce but, il essaya d’imposer à ces derniers les décrets de Chalcédoine, que l’église grecque avait reconnus après la condamnation des Trois-Chapitres. Plein de cette pensée, il se rendit une seconde fois en Arménie pour entamer les négociations. Le siège patriarcal était occupé alors par Yezr (Esdras) de Parajenakert, qui avait succédé à Abraham d’Aghbatank, à Comitas d’Aghtzik (615-628), et à Kristapor II Apahouni (628-630). Les hésitations de Yezr et de ses évêques, et les conférences entre Grecs et Arméniens, prirent fin par l’adhésion à une formule de foi, imposée par l’empereur. Cette formule était en tout conforme à la profession de foi des Arméniens, sauf qu’on y passait sous silence le concile de Chalcédoine. Elle fut approuvée par un concile spécial tenu à Karine (Erzeroum), et solennellement consacrée par la célébration d’une messe (632) où communièrent ensemble Grecs et Arméniens. Cependant la soumission du patriarche à la volonté de l’empereur, avait irrité l’épiscopat et le peuple arméniens. Une vive animosité s’était déchaînée contre Yezr; mais, quoi qu’on pût faire, on n’arriva pas à le faire déposer; néanmoins le sentiment d’indignation, qu’excita sa conduite, s’est conservé à travers les siècles, au point que son nom figure encore sur la liste des patriarches avec l’initiale renversée. Cependant, pour être juste, il faut ajouter que Yezr ne pouvait guère être plus chalcédonien que Héraclius, défenseur de la doctrine monothélite et protecteur du patriarche Serges, qui était l’auteur de cette doctrine. Le monothélisme, sous un aspect différent, était la reprise de la doctrine monophysite du concile d’Ephèse, que les Arméniens avaient soutenue avec acharnement. Ne pouvant revenir sur la question du concile de Chalcédoine, dont la sanction avait été approuvée par le concile de 553, les monothélites cherchaient à en détourner les effets, soit par la condamnation des Trois-Chapitres, soit en soutenant l’union des volontés en Christ, au lieu de l’union des natures. Nous nous arrêterons un instant sur la personne du patriarche Nersès III d’Ischkhan, surnommé Schinogh (l’Edificateur), à cause de l’activité qu’il déploya au cours de son administration. Cet ancien militaire était monté sur le trône au commencement de l’invasion des Sarrasins (641). L’Arménie perplexe ne savait si elle devait se déclarer pour ses anciens dominateurs, ou pour les nouveaux envahisseurs. Nersès, lui, était favorable à la domination grecque, mais outre que les grecs étaient inactifs et impuissants, les chefs militaires de la nation, Sembat Bagratouni et Théodoros Rischtouni, se voyaient obligés de faire leur soumission aux Sarrasins. L’empereur Constantin IV voulut tirer vengeance de la défaillance des Arméniens, et à la tête de son armée tenta encore de les soumettre à son autorité religieuse. Le patriarche Nersès III réussit à calmer l’empereur; mais après la retraite des Grecs, un nouveau concile, convoqué à Douine (645), proclamait hautement la résolution de n’admettre que les trois premiers conciles, et de rejeter tout ce qu’on y avait ajouté postérieurement. Mais la question politique mit en opposition le patriarche Nersès et le grand satrape Théodoros, qui était toujours du côté du plus fort. Le patriarche se retira alors des affaires jusqu’à la mort de Théodoros, qui eut lieu six ans après. Alors seulement l’influence grecque reprit avec Nersès, mais toujours faible et hésitante. Cette situation continua après la mort de Nersès (661) dont les successeurs furent Anastase d’Akori (661-667), Israël d’Othmous (667-677) et Sahak III de Tzorapor (667-703). Pendant le pontificat de ce dernier, la domination arabe s’établit définitivement en Arménie, et par la même occasion les querelles gréco-arméniennes perdirent de leur importance. Au surplus, les califes avaient intérêt à voir ces derniers régler leurs affaires religieuses dans un sens opposé aux idées grecques. Le patriarche Sahak III avait entrepris un voyage à Damas pour aller rendre visite du calife, lorsqu’il mourut en route. Toutefois sa démarche aboutit à un résultat, car le calife accorda la plupart des privilèges religieux qu’il était venu lui demander. Le fait le plus saillant du patriarcat d’Eghia (Elie) d’Ardjesch (703-717), son successeur, fut le zèle qu’il déploya pour maintenir l’Albanie Caspienne dans la communion de l’église arménienne. Leur patriarche, Nersès Bakour, tenté par l’exemple de Kurion, penchait du côté de la communion de l’église grecque. Il fut destitué immédiatement et remplacé par Siméon. Eghia fit aussi preuve d’énergie contre quelques théologiens arméniens, élevés aux écoles de Constantinople, qui voulaient prendre la défense des décrets de Chalcédoine. Le patriarche Hovhannès III d’Otzoun, surnommé Imastasser (le Philosophe), esprit cultivé, savant et diplomate à la fois, est la figure la plus éminente de l’époque. Ses écrits contre les erreurs, ses réformes disciplinaires et liturgiques, témoignent d’une profonde érudition. Il est l’auteur des collections des canons ecclésiastiques et des lettres chroniques, lesquelles forment un code de droit-canon. A remarquer qu’elles sont antérieures à la collection pseudo-isidorienne de l’église romaine. Ses relations avec les califes, les privilèges, ainsi que les concessions qu’il en obtint au profit de l’église et de la nation, font honneur à ses qualités administratives. Dans l’ordre religieux, il réussit à trancher la grosse question de la corruptibilité du corps du Christ, soulevée par les orthodoxes monophysites. Elle avait donné naissance aux sectes des Julianides et des Sévériens, et déterminé une scission entre les églises syrienne et arménienne. Le conci!e de Manazkert, convoqué (726) sous la présidence de Hovhannès, composé d’évêques arméniens et syriens, adopta dix canons, où l’on s’attacha à éliminer les exagérations des deux sectes. La doctrine saine sur l’origine et les qualités naturelles du corps du Christ y fut approuvée, tout en sauvegardant la vénération pour le corps du Verbe Incarné, non assujetti au péché et destiné à ne pas périr. Hovhannès finit glorieusement ses jours (728), et sa mémoire a été sanctifiée par l’église arménienne. Il y a peu de chose à dire sur la période qui suivit (728-755), durant laquelle douze patriarches se succédèrent dans les conditions pacifiques, faites à l’église arménienne par les califes. On peut signaler seulement que lorsque ces derniers eurent doté l’Arménie de principautés vassales (862), et que les Arméniens eurent commencé à jouir de leur autonomie administrative, le patriarche Photius de Constantinople tenta une fois encore d’établir des rapports avec l’église arménienne. II cherchait dans ce rapprochement un point d’appui, qui devait lui servir dans ses querelles avec l’église romaine. II écrivit donc au patriarche Zakaria de Tzak (855-878), et au prince Aschot Bagratouni, des lettres, pour les inviter à accepter les décrets de Chalcédoine; mais les réponses décisives qu’il reçut du patriarche ne laissèrent aucune prise à la controverse, et la tentative de Photius n’aboutit à aucun résultat.
XII. PÉRÉGRINATIONS PATRIARCALES
Le patriarcat arménien n’a jamais emprunté son appellation à une résidence déterminée; il a toujours été appelé Patriarcat de Tous les Arméniens (Aménaïn Haïotz). Ce titre lui a permis de s’établir toujours au centre de la nation, quelle qu’ait été la capitale de l’autorité politique du pays. Etchmiadzine, résidence primitive et contemporaine de la proclamation du christianisme comme religion officielle, n’était au commencement du IVe siècle que la capitale de Vagharschapat. Après la disparition du royaume et les agitations qui suivirent cet événement, un satrape arménien s’installait pacifiquement à Douine, en même temps que le patriarche Hovhannès I Mandakouni (484). C’est là, au pied de l’Ararat, non loin d’Etchmiadzine, que se sont fixés les patriarches jusqu’à Hovhannès V de Draskhonakert (899-93 I) . Les concessions politiques, consenties aux Arméniens par les califes, furent loin d’être avantageuses à la nation. Car les principautés se multiplièrent, sous leur autorité et les chefs prirent les titres des rois d’Ani, de Van, de Kars, de Gougark, ce qui donna lieu à toutes sortes de troubles et de compétitions. De plus, la création de ces trop nombreuses principautés n’empêcha point la présence permanente parmi elles de hauts commissaires arabes, qui percevaient le tribut et surveillaient l’administration de ces rois, sur lesquels ils avaient droit de vie et de mort. Nous ne voulons pas entrer dans le détail des conséquences fâcheuses qui furent le résultat de cette situation anormale. La ville de Douine, résidence des rois Bagratouni avant leur installation à Ani, continua d’être le siège patriarcal jusqu’au moment où elle fut envahie et saccagée par le commissaire Youssouf. Le patriarche Hovhannès V, qui s’était rendu comme parlementaire auprès de lui, fut gardé comme otage, Ayant obtenu sa liberté contre rançon, il dut errer longtemps dans le pays, sans pouvoir regagner sa résidence, qui d’ailleurs n’existait plus, la ville ayant été saccagée et ruinée en totalité. C’est seulement vers la fin de son pontificat qu’il se décida à s’établir à Van. Il résida d’abord dans le monastère des Tzorovank (Salnapat), situé à proximité de cette ville; il suivit ensuite le roi dans l’île d’Aghthamar, qui devint ainsi résidence patriarcale. C’est là que ce patriarche, surnommé Patmaban (l’Historiographe), termina ses jours (931), après avoir été, trente-deux ans durant, témoin de pénibles événements. Trois de ses successeurs, Stépanos II (931-932), Théodoros I (932-938), et Yéghisché I (938-943), ont résidé à Aghthamar, à côté des rois de Van. Mais Anania de Moks (943-967) trouva plus avantageux d’abandonner la solitude de l’Ile et de s’établir au centre du pays, sous la protection des rois d’Ani. Il se fixa provisoirement dans la petite ville d’Arkina, près d’Ani, jusqu’au moment où furent construits dans la capitale même un palais et une basilique patriarcale (992). Anania se distingua dans les affaires religieuses et politiques du pays, et son administration intelligente contribua à assurer à l’église un calme relatif. Vahan Suni, qui lui succéda (967-969), devint suspect, parce qu’il chercha à adopter divers rites grecs et faire prévaloir les principes chalcédoniens. L’épiscopat arménien, ému, se réunit en concile à Ani, destitua Vahan, qu’il remplaça par Stépanos III de Sévan (969-971) . Ce dernier avait pour appui le roi d’Ani, tandis que le roi de Van prit parti pour Vahan, et des troubles résultèrent de ce conflit, qui bouleversa le pays jusqu’à la mort de Stépanos et de Vahan. Khatchik I Arschakouni (971-992), homme de mérite et d’action, fut élu d’un commun accord. Il réussit non seulement à rétablir la paix entre les diverses principautés arméniennes, mais il défendit avec succès ses coreligionnaires des provinces byzantines, qui étaient sollicités d’entrer dans le giron de l’église grecque. C’est Khatchik qui, le premier, consacra des évêques arméniens pour ceux de ses coreligionnaires qui habitaient les diocèses grecs. Jusqu’alors il n’y avait eu, conformément à l’usage primitif, qu’un seul évêque par diocèse. C’est, en effet, à partir de cette époque, que les évêques se multiplièrent suivant les rites et les professions de foi. Khatchik, après avoir construit la basilique et la résidence patriarcale d’Arkina, entreprit la construction à Ani d’une nouvelle résidence, mais il n’en jouit point. Elle fut inaugurée par son successeur, Sarkis I de Sévan (992-1019). Cependant elle ne fut pas longtemps habitée, car bientôt elle était abandonnée par son successeur, Petros I Guétadartz (1019-1054), à la suite de la prise d’Ani par les Grecs (1046), L’événement le plus marquant, qui se soit produit sous l’administration de ces deux patriarches fut la mesure prise contre la secte des Thondrakiens, sorte de pauliciens, ennemis de tout culte extérieur, et que caractérisaient leur exaltation et leur audace. Hacob, évèque de Hark, prit leur parti, et entreprit de gouverner l’église d’après les principes de la secte, sans toutefois rompre ouvertement avec la profession orthodoxe. Hacob, sommé de comparaître par deux fois devant un concile épiscopal, avait pu se justifier. Mais on parvint à recueillir des preuves certaines de ses agissements, et il fut condamné et dégradé par le partriarche Sarkis. A Kaschi, un groupe affilié à cette secte, avait détruit la grande croix du village de Khatchguhe. On rechercha les auteurs de ce sacrilège, qui furent arrêtés et punis d’une manière sévère. On eut recours aux peines corporelles, qui ne sont point, à vrai dire, d’un usage ordinaire dans l’église arménienne. Mais, en cette circonstance, on crut devoir prendre exemple sur les Grecs, qui se signalaient par leur extrême sévérité contre les Pauliciens, dont les actes audacieux, il est vrai, dégénéraient en crimes de droit commun. La prise d’Ani et la dispersion de la dynastie Bagratouni se rattachent à la mémoire du patriarche Petros. Ce dernier, neveu du patriarche Khatchik, avait été nommé du vivant de Sarkis, qui avait abdiqué spontanément (1019). Il mourait peu après (1022). Le roi Gaguik d’Ani en mourant (1020) avait laissé comme successeur son fils aîné Hovhannès-Sembat, esprit faible et indolent, qui pensa consolider sa domination en stipulant avec l’empereur Basile II la cession de son royaume après sa mort. Le patriarche Petros lui-même se rendit à Trébizonde (1022) pour régler cet accord avec l’empereur. Au retour, il s’établit à Sébaste (1023), où régnait alors Sénékérim, qui avait échangé avec les Grecs son territoire de Van contre la province de Sébaste. De cette ville il passa à Tzorovank de Van (1029). De retour à Ani (1036), il fut déposé par le roi et remplacé par Dioskoros de Sanahine; mais l’opposition du clergé et du peuple chassait Dioskoros l’année suivante ( 1037), et Petros reprenait possession de son siège, qu’il garda une dizaine d’années encore. Le roi Hovhannès-Sembat étant mort (1042) sans laisser d’héritier direct, la succession revint à Gaguik, fils de son frère Aschot, enfant de quinze ans, mais on chercha à l’éliminer. Petros connaissait l’accord de Trébisonde, dont le traité se trouvait entre les mains de l’empereur Michel IV le Paphlagone. West-Sarkis, le premier ministre du roi défunt, cherchait à recueillir la succession à son profit; Vahram Pahlavouni, qui commandait l’armée, était pour le droit et pour l’indépendance nationale. Les Grecs, les Tatares et le roi de Gougark, se disputaient la possession d’Ani. Vahram réussit à repousser tour à tour les assauts des ennemis, et durant plusieurs années à résister à leurs forces, et aux intrigues de Petros et de Sarkis; mais il dut céder enfin, et la ville capitula aux mains des grecs (1046). Le patriarche fut d’abord l’objet de toutes sortes d’attention et d’honneurs de la part de ces derniers, qui le déportèrent ensuite à Constantinople, où il séjourna pendant trois ans. Il fut enfin envoyé à Sébaste, où il finit ses jours (1054), dans l’exercice de ses fonctions, bien qu’il se fut adjoint en qualité de coadjuteur son neveu Khatchik, qui géra le patriarcat pendant les absences de Petros, auquel il succéda a sa mort. Khatchik II d’Ani fut aussi appelé à Constantinople où il fut soumis à toutes sortes d’épreuves, non seulement pour lui faire révéler les trésors de Petros, mais pour le convertir à la profession de foi de l’église grecque. Mais sa constance ne se démentit point en dépit des souffrances endurées. Au bout de trois ans (1054-1057) il fut relégué à Thavblour, près Tarantia (Darendé) en Asie-Mineure, où il resta jusqu’à sa mort (1060).
XIII. LA RÉSIDENCE EN CILICIE
Les Grecs, maîtres du pays, voulurent mettre obstacle à l’élection du nouveau patriarche dans le but de faciliter la soumission des Arméniens à la confession de l’église grecque, Mais l’inutilité de leurs manoeuvres, les plaintes qu’elles provoquèrent, et l’attitude de Gaguik, roi de Kars, qui venait d’échanger son royaume contre le district d’Amasia, décidèrent enfin l’empereur Constantin Ducas à approuver (1065) la nomination de Grigor-Vahram, fils de Grigor le Maguistros, gouverneur général au service de l’empire. Le fils lui-même avait rempli cet office. On mit pour condition à cette nomination, que le nouveau patriarche, Grigor II Vikaïasser (le Martyrophile), ne s’établirait point en Arménie. Il dut par suite fixer sa résidence à Zamintia, dans le nouvel état du roi Gaguik de Kars. Son patriarcat dura quarante ans (1065-1105). Il avait de l’érudition et du mérite, mais sa gestion ne se signala par aucun fait remarquable, à cause, sans doute, de la répugnance qu’il ne cessa de manifester pour sa charge. On peut affirmer, qu’il ne l’avait acceptée que pour mettre un terme à la vacance du siège patriarcal, et non pour en exercer les fonctions. Il se partageait entre les études littéraires et des pèlerinages en Palestine et en Égypte, abandonnant tous les soucis de l’administration aux vicaires, qu’il s’était attachés comme coadjuteurs et auxquels il avait conféré pleins pouvoirs. Parmi ces derniers, Guévorg III (Georges) de Lori (1069-1072), n’ayant pas été à la hauteur de la tâche, fut déposé; mais Barsegh I (Basile) d’Ani, neveu de Grigor II, fut un vicaire actif et prudent, qui assuma toutes les responsabilités et les droits de la charge (1085), jusqu’à la mort de son oncle, auquel il succéda sans contestation (1105). la résidence patriarcale pendant cette période était censée être fixée a Zamintia, près Amasia, mais le séjour qu’y firent le patriarche et ses coadjuteurs ne fut que provisoire. Barsegh résidait, tantôt à Ani, tantôt dans la Cilicie et la Comagène, où commençaient à émigrer les Arméniens, fuyant les incursions des Tatares . Le monastère de Schoughr, centre de la vie monastique, qui commençait à fleurir dans les montagnes de Seav-Ler (Amanus), fut choisi pour résidence ordinaire, parce qu’il était situé sur le territoire de la principauté arménienne de Cilicie. Cette principauté avait été créée par Rouben, issu des rois d’Ani, et par son fils Constantin (1095-1110), prince auquel succéda Thoros, qui fut puissamment soutenu par Barsegh, dans sa tentative pour donner une forme politique et une plus vaste étendue à sa principauté. Barsegh mourut d’accident à la suite de la chute d’un toit (1113). Il fut remplacé par le jeune Grigor III Pahlavouni, âgé de vingt ans seulement, mais dont la candidature avait été recommandée par Grigor II, en raison des preuves éclatantes de capacité qu’il avait données. L’inertie administrative de Grigor II avait donné lieu aux proclamations antipatriarchistes de Sarkis de Honi, de Théodoros Alakhossik et de Poghos de Varak. Ils durent céder néanmoins devant l’énergie de Barsegh I. La jeunesse de Grigor III servit de prétexte à l’archevêque David Thornikian d’Aghthamar pour se faire proclamer patriarche. Depuis que le siège avait été transféré d’Aghthamar à Arkina, sous Anania de Moks, les archevêques d’Aghthamar exerçaient des prétentions exceptionnelles, qu’on s’habituait pourtant a tolérer. David Thornikian, doué de la plus grande activité, voulant donner corps à ses prétentions, profita de la jeunesse de Grigor III pour déclarer illégale son intronisation et s’approprier le pouvoir suprême (1114). Une assemblée extraordinaire composée de deux mille cinq cents ecclésiastiques, assistés des princes de Cilicie, condamna David; mais, malgré cette décision, les antipatriarches d’Aghthamar gardèrent leur siège jusqu’à nos jours, en se réconciliant avec l’église mère. La résidence patriarcale, jusqu’alors si instable, se trouvait encore à Seav-Ler, quand Grigor III prit le pouvoir (1113). Douze ans plus tard, il s’installait au château de Dzovk (Dulouk), qui appartenait à sa famille et où il résida pendant vingt-deux ans (1125-1147). Mais désireux d’avoir une habitation pIus convenable, il réussit à entrer en possession du château de Rhomkla (Roumkalé), que lui céda, à prix d’argent, le fils du comte Josselin, seigneur de Germanicie (Marache). Les patriarches arméniens s’y fixèrent pendant un siècle et demi (1147-1293), jusqu’au moment de la prise du château par les Égyptiens. Ensuite ils s’établirent à Sis, capitale du royaume de Cilicie, où ils siégèrent l’espace d’un siècle et demi encore (1293-1441). Puis la résidence patriarcale revint encore une fois à Etchmiadzine. La durée totale de l’absence, depuis l’éloignement de Douine jusqu’au moment du retour au siège primitif, avait été de 540 ans (901-1441).
XIV. LES EFFORTS VERS L’UNION
On pourrait à bon droit être surpris de la persistance des tendances unionistes de l’église arménienne et de sa conduite en apparence paradoxale, si on ne connaissait son esprit essentiellement tolérant. Cette église a toujours accueilli de bonne foi toutes les propositions qui lui ont été faites dans ce sens; néanmoins elle ne s’est jamais départie de son attitude indépendante. Les églises, avec lesquelles elle pouvait être en relation, étaient la grecque, la syrienne et la latine. L’église grecque, la plus puissante et Ia plus étendue, occupait une situation incontestablement supérieure, due en partie au prestige de l’hellénisme dans le monde ancien et surtout à la force politique de l’empire d’Orient. Elle a visé de tout temps à exercer un rôle prépondérant sur l’église arménienne. Elle s’est appliquée à la soumettre, à l’annexer même si la chose eût été en son pouvoir. Le peu que nous en avons dit dans le chapitre sur les querelles successives au concile de Chalcédoine a suffi pour édifier Ie lecteur. Les Arméniens ne se sont jamais refusés à aucune ouverture; mais en même temps ils n’ont jamais adhéré définitivement à aucune proposition positive. L’église syrienne occupant une situation plus faible, l’accord avec elle fut obtenu sans difficulté; si, d’une part, les Syriens ne pouvaient formuler des prétentions exagérées; de l’autre, les Arméniens n’ont jamais poussé loin leurs exigences. L’église latine, à cause de son éloignement, n’entra en relation avec l’église arménienne qu’au temps des croisades. L’église arménienne a entendu toujours l’union dans le sens vrai et strict du mot. Elle a voulu l’établir sur la communion spirituelle des églises, le respect réciproque de leurs situations, la liberté pour chacune dans les limites de sa sphère, et la charité chrétienne dominant tout. EIle n’a jamais souffert que l’union fût changée en domination ni se confondît avec le prosélytisme. Malheureusement les églises grecque et latine, fortes de leur situation politique et sociale, ont toujours été portées à croire qu’on ne peut réaliser l’union des églises, qu’en les asservissant. Pour être plus précis dans notre exposé, nous devons ajouter que l’esprit de domination primait chez les Latins, et le prosélytisme chez les Grecs. L’Arménien ne s’est jamais refusé aux ouvertures faites par l’une ou par l’autre, bien qu’il ait été souvent déçu dans ses espérances. Sans se rebuter, il a renouvelé ses tentatives de conciliation, encore qu’il désespérât de les voir aboutir. Nous ne saurions contredire ceux qui voudraient voir dans cette attitude des Arméniens, des motifs d’intérêt, plus tôt que l’expression de l’esprit chrétien. Un examen de leur situation politique et sociale, qui n’a jamais été forte ni indépendante, suffirait pour justifier leurs vues intéressées. Confinés dans les provinces intérieures, à la merci des incursions de l’est et de l’ouest, du sud et du nord, faibles en tant que nombre, dépourvus de moyens matériels et intellectuels, ils ont toujours cherché un appui auprès des autres communions chrétiennes. Mais, tout en faisant des vœux pour l’union, ils ne se sont jamais résignés à se soumettre à leur domination religieuse, ni à subir leur prosélytisme. Telle est la raison pour laquelle ils sont restés à l’écart, isolés dans leur tradition. Ils ont vu dans les principes d’union le salut de leur intérêt social et civil, mais ils n’ont jamais voulu lui sacrifier leur principe religieux et chrétien. Ces efforts vers l’union n’étaient point une nouveauté. On les a vus soigneusement entretenus vis-à-vis des Grecs, sans qu’ils aient pourtant abouti à aucun résultat pratique, et l’église arménienne est restée ferme dans son attitude indépendante au moment même où les dynasties vassales disparaissaient successivement, sous les coups des Tatares envahisseurs. Ce fut à cette occasion que les Arméniens entreprirent cette émigration en masse qui a été la cause principale de la ruine de la patrie arménienne. Une partie prit la voie du nord, traversa le Caucase et l’Euxin, et alla peupler la Géorgie, la Crimée, la Pologne, la Moldavie, la Valachie et la Hongrie. Nous ne suivrons pas leurs traces. Une autre partie prit la voie du sud et s’installa successivement dans la Comagène, en Cilicie, en Syrie et en Caramanie, où elle réussit à créer d’abord une principauté, puis un royaume arménien, à transformer enfin ces pays en une petite Arménie. Il est de notoriété que ce n’est que la force des événements qui a poussé les Arméniens, chassés par les invasions de l’est, à tourner leurs regards vers les forces chrétiennes de l’ouest. Des documents signalent une série ininterrompue de négociations et de démarches unionistes accomplies pendant toute ]a durée de la dynastie Roubénienne de Cilicie (1080-1375), avec les Grecs et les Iatins. Ceux qui veulent voir dans ces négociations avec ces derniers, une adhésion complète au catholicisme romain, ne doivent pas oublier que les négociations unionistes continuaient en même temps avec les Grecs, et que ces derniers avaient rompu avec les Latins depuis Photius. Les Arméniens n’auraient donc pu suivre deux négociations à la fois, s’ils avaient été soumis à l’une des deux églises, et s’ils n’avaient joui d’une situation indépendante. Les premières tentatives d’union commencèrent au temps de Grigor II, qui, au cours de ses voyages accomplis dans le but de rechercher des actes de martyrs, essaya d’amorcer une entente avec les églises de Constantinople, d’Alexandrie et de Jérusalem. II est bien question, à la vérité, dans un texte unique, d’un voyage qu’il aurait accompli à Rome dans ce but, mais il est reconnu que cette assertion résulte d’une simple confusion entre Rome et Roltm, la ville des Romains et la ville des Roméens. Quoi qu’il en soit, rien d’officiel ne fut conclu pendant le pontificat de Grigor II, malgré les relations très intimes qu’il entretenait avec les Grecs. Il réussit seulement à mettre un terme au régime d’oppression inauguré par les empereurs sous le pontificat de Petros I et de Khatchik II. Pendant le gouvernement de Lévon I (1123-1137), Grecs et Arméniens en vinrent aux mains, à la suite de l’occupation par Lévon de quelques villes grecques. Les hostilités aboutirent à la captivité du prince arménien, et à l’occupation du pays, qui dura jusqu’à ce que Thoros II, fils de Lévon, fût rappelé à la succession de son père (1144), A la suite de ces hostilités, des relations s’établirent entre la principauté de Cilicie et les principautés latines créées par les croisades. Le patriarche Grigor III et son frère, l’évêque Nersés, furent invités au concile latin d’Antioche (1141), réuni pour l’affaire de l’évêque Rudolphe, sous la présidence du cardinal Albéric, légat du pape. Celui-ci invita le patriarche Grigor III à l’accompagner aux Lieux-Saints, où il lui donna même une place d’honneur dans le concile de Jérusalem (1143), C’est en cette circonstance qu’il fut invité par le légat à consacrer son union avec l’église romaine, Mais il fut assez habile pour décliner adroitement la proposition, en déclarant que rien d’essentiel ne séparait les deux églises, On jugea inopportun de pousser plus loin la discussion, car les Arméniens et les Latins comptaient sur un appui réciproque. Le pape Lucius II (1143-1144) s’empressa d’envoyer à Grigor III des présents ecclésiastiques, Celui-ci voulant rivaliser de générosité, envoya une délégation, qui rencontra à Viterbe le pape Eugène III (1145-1 153). En cette circonstance, la dispute recommença à propos des différences doctrinales et cérémoniales entre les deux églises. Eugène III écrivit à ce sujet à Grigor III, pour l’inviter à se conformer aux usages de l’église romaine. C’est ainsi que se termina cette première phase des négociations avec les Latins. L’évêque Nersés, surnommé Schinorhali (le Gracieux), frère du patriarche, était de retour du château de Lambron, ou il s’était rendu pour mettre un terme à l’animosité qui divisait les princes Thoros et Oschin, quand, passant par Mopsueste, il s’avisa de rendre visite au prince Alexis, gouverneur impérial de l’Asie Grecque (1165). La question de l’union des églises y fut agitée et traitée à fond, le prince autant que l’évêque, était profondément versé dans les affaires religieuses. Nersés prépara un exposé apologétique de la doctrine et du rite de l’église arménienne, que le prince se chargea avec joie de présenter lui-même à l’empereur Manuel I Comnène (1143-1180). Grigor III se retira alors des affaires, en abdiquant en faveur de son frère (1166, avril), mais la mort ne tarda pas à le surprendre (1166, juillet), et c’est alors que Nersés IV Schinorhali prit possession du siège, et publia son célèbre Indanrakan (encyclique), dont le texte fait encore aujourd’hui autorité dans les questions ecclésiastiques. La réponse à l’exposé remis au prince Alexis fut livrée à Nersés, déjà patriarche, bien qu’elle eût été envoyée à l’adresse de Grigor III (1167). Manuel, nullement au courant de l’abdication et de la mort de Grigor, demandait que Nersés fût envoyé à Constantinople pour entamer les négociations. Ce dernier, ne pouvant s’absenter, proposa à l’empereur de venir le voir, quand il passerait en Asie à la tête de l’expédition, qu’il préparait contre les Tatares. Il lui proposa encore d’amener avec lui les délégués latins, que Rome avait envoyés à Constantinople, et comme le patriarche syrien était aussi présent à Rhomkla, on pourrait dans un concile plénier établir l’union des quatre églises, et mettre fin au désaccord existant depuis sept siècles. Car, disait Nersés, s’il est des points que les Arméniens doivent corriger sur les propositions des Grecs, ceux-ci doivent à leur tour en retoucher certains autres d’après les observations des Arméniens. En même temps il faisait remettre à l’empereur un second exposé dogmatique, par lequel il confirmait comme patriarche tout ce qu’il avait écrit comme évêque. Manuel Comnène, empêché de se rendre en Asie à cause des troubles survenus en Thessalie, chargea les archimandrites Théorianus grec et Ohan Outman arménien, d’aller auprès du patriarche Nersés (1170), pour l’amener à accepter les conditions des Grecs. L’ouvrage connu sous le titre de Disputations entre Théorianus et Nersés, écrit par Théorianus après son retour à Constantinople, met dans la bouche de Nersés des expressions que contredisent absolument les documents incontestables qui nous sont parvenus, ce qui prouve que Théorianus a voulu masquer sa défaite. Deux ans après (1172) l’empereur Manuel reprenait les négociations et proposait aux Arméniens l’acceptation des neuf points. Nersés convoquait à ce propos un concile général, mais avant qu’il fût réuni, il mourait le 16 août 1173. Son neveu et successeur, Grigor IV Tegha, répondait à l’empereur (1175), qu’il lui était impossible d’admettre les neuf points proposés. L’empereur Manuel ramena alors sa proposition aux deux points, touchant le concile de Chalcédoine et les deux natures en Christ (1177). Grigor IV invita les évêques et les docteurs des provinces intérieures à en délibérer ; mais ceux-ci se refusèrent tout d’abord à prendre en considération les propositions grecques. Les instances du patriarche et de son cousin, Nersés de Lambron, archevêque de Tarse, eurent pour résultat la convocation du concile de Rhomkla, qui, sans adhérer aux propositions grecques, proposa quelques formules de transaction. Mais avant que la lettre synodale eût été expédiée à Constantinople, Manuel mourait (1180). D’autre part, les troubles intérieurs de l’empire empêchèrent la continuation des négociations. De sorte que la tentative d’union avec les grecs se termina avec la vie de Manuel I. Isaac Angel (1185), abandonnant les pourparlers, inaugura un régime d’oppression contre les Arméniens établis dans l’empire.
XV. LES TENDANCES UNIONISTES
Le but politique des Arméniens apparaît clairement dans toutes ces tentatives de rapprochement. A peine eurent-ils conscience de l’inutilité des négociations avec les Grecs, et de l’impression produite en Orient par la croisade, que rehaussait la présence de l’empereur Frédéric Barberousse, qu’ils se tournaient immédiatement du côté des Latins. Ce brusque revirement était motivé par le désir de s’assurer un appui à la fois politique et militaire, en vue de changer leur principauté en royaume. Ce fut là essentiellement l’objectif du prince Lévon II (1185). Les promoteurs de cette politique étaient le patriarche Grigor IV et l’évêque Nersés de Lambron, qui obéissaient aux suggestions de ce prince. Mais l’épiscopat et le clergé des provinces intérieures, connus sous le nom de groupe des docteurs orientaux, qui avaient accueilli avec satisfaction l’échec du concile de Rhomkla, élevèrent des protestations contre les efforts latinophiles de Cilicie. Grigor IV mourut sans rien conclure. Les évêques Grigor Apirat et Nersés de Lambron, candidats probables à la succession, suspects de sympathies occidentales, étaient mal vus par les docteurs orientaux. Aussi le prince Lévon crut gagner les sympathies de ces derniers en faisant élire Grigor V Karavège, jeune évêque de vingt-deux ans. Mais la jalousie des candidats exclus suscita de fausses accusations contre le jeune patriarche, qui fut déposé et enfermé dans le château de Kopitar. On le trouva mort au pied de sa prison (1194) ; on n’a jamais su, si sa fin devait être attribuée à un simple accident ou à un crime. Cependant le désir d’union dominait la situation. Entre l’intransigeance des Orientaux et les dispositions des Ciliciens, le prince Lévon cherchait un terrain d’entente, soucieux de ne pas perdre la couronne royale, qui lui avait été promise par les Latins; ni l’appui des Orientaux, sur lesquels il comptait en vue d’étendre sa domination sur les provinces intérieures de l’Arménie. La nomination de Grigor VI Apirat au siège patriarcat, ne fut pas reconnue par les Orientaux, qui proclamèrent Barsegh II d’Ani. Au surplus, ils exigèrent sa reconnaissance par les Ciliciens et l’éloignement de Nersés de Lambron des affaires du patriarcat (1195). Lévon ne consentit apparemment qu’à cette dernière condition. La scission dura jusqu’à la mort de Barsegh ( 1206) . D’autre part, le rapprochement arméno-Iatin éveillait la méfiance des Grecs, et l’empereur Alexis Angel en prenait occasion pour renouveler les persécutions contre les Arméniens. Le fougueux Nersés de Lambron fut envoyé à Constantinople (1196) pour tenter une nouvelle réconciliation, . Mais sa mission ayant échoué, déçu dans son espoir, il modéra sensiblement son zèle unioniste. Alors les négociations avec les Latins reprirent ostensiblement. Les empereurs d’Orient et d’Occident étaient tombés d’accord, pour concéder à Lévon la couronne royale (1197), mais l’investiture, que le pape devait accorder traîna encore deux ans, qui furent employés à discuter les points et les formules de l’union. Le légat du pape témoigna d’une telle âpreté dans ses exigences, que l’épiscopat arménien refusa d’y souscrire. Lévon, qui n’était dominé que par le souci de ses intérêts, proposa son adhésion personnelle, qu’il jugeait suffisante, mais le légat exigea principalement celle de l’épiscopat. Lévon réussit à provoquer, sinon son adhésion unanime, du moins celle du conseil des douze évêques, ce qui parut satisfaire le légat (1198). Le couronnement eut lieu le 6 janvier 1199 ; le légat posa la couronne sur la tête du roi, et le patriarche donna l’onction; peu après, ce dernier mourait, à l’âge de 82 ans. Lévon, qui s’était montré si zélé envers les Latins, une fois le couronnement fait, parut ne faire aucun cas des conditions arrêtées en commun pour l’oeuvre de l’union. Pendant le patriarcat de Hovhannès VI Medzabaro (1203-1221), Lévon en arriva jusqu’à contrecarrer les instructions du légat, et même à chasser les religieux latins de Cilicie. Le patriarche, également peu favorable aux étrangers, ne tint aucun compte du pacte de 1198. Des scissions particulières éclatèrent peu après à la suite de la proclamation des antipatriarches, mais la mort presque contemporaine de Barsegh d’Ani, d’Anania de Sébaste et de David d’Arkakahin (1206) y mit fin. De leur côté les Orientaux se rallièrent à Hovhannès, grâce à l’intervention de Lazaré Orbélian, représentant du roi de Géorgie, et le patriarche put terminer ses jours en paix (1221). Le long patriarcat de Constantin I de Bartzrberd (1221 1267) fut favorable à l’influence latine en Cilicie. La prépondérance acquise par les Latins, grâce aux expéditions de l’empereur Frédéric II (1228) et celles du roi Louis IX le Saint (1248) d’une part, et de l’autre à la tendance manifestée par les Arméniens de mettre à profit les avantages politiques et sociaux résultant de la prééminence des occidentaux, influencèrent favorablement les décisions du gouvernement. C’est à cette époque que les colonies italiennes se multiplièrent en Cilicie; en même temps de nombreuses colonies arméniennes se fondaient en Italie. Les relations qui s’établirent entre les deux nations augmentèrent cette intimité. Le roi Lévon étant mort sans héritier mâle (1219), sa fille Zabel fut couronnée reine à l’âge de seize ans. Son premier mariage avec le comte d’Antioche, Philippe (1222) ne fut pas heureux. Elle épousa en secondes noces Hétoum (Aïton), fils du régent Constantin, prince de Korikos. Proclamé roi (1226), Hétoum se trouva en parfait accord avec les tendances du temps, si bien que le patriarche et ce roi peuvent être considérés comme les principaux instigateurs du rapprochement arméno-Iatin, tant au point de vue politique, qu’ecclésiastique. Mais, il faut dire à leur louange qu’ils ne sacrifièrent à cet idéal d’union rien de leur dignité; ajoutons en passant que tel ne fut pas le cas de leurs successeurs. C’est un point capital à noter, que Constantin et Hétoum, tout en entretenant de bonnes relations avec les Latins, ne cessaient de négocier avec les Grecs, par l’entremise de l’évêque Hacob, surnommé Guitnakan (le Savant) . Ce dernier (1267-1286) et Constantin II Pronagortz (1286-1289), qui succédèrent à Constantin I, secondés par le roi Lévon III (1270-1289), crurent devoir garder leur indépendance vis-à-vis des Latins. Mais le roi Hétoum II (1289-1305) par contre, inaugura une politique des plus serviles. Il fit déposer Constantin II, qui lui résistait, et lui donna pour successeur un simple anachorète, Stépanos IV de Rhomkla, qui tomba aux mains des Égyptiens à la prise de Rhomkla (1293). Hétoum II et les latinophiles réussirent enfin à élever au siège patriarcal Grigor VII d’Annvarza, ardent partisan de leurs idées. Le nouveau patriarche commença par préciser les changements qu’il entendait introduire dans l’église arménienne d’après les idées de l’église romaine. Il venait d’en entreprendre la réalisation, quand des troubles intérieurs l’allertèrent. Après le rétablissement de l’ordre, il convoqua un concile à Sis pour y faire sanctionner ses projets; mais il mourut avant la réunion de cette assemblée (1307). Le roi réussit à faire nommer patriarche Constantin III de Césarée et à faire adopter le programme de Grigor VII, qui, bien que rédigé dans une langue vulgaire, ce qui s’accordait mal avec l’érudition du défunt, passa pour avoir été l’oeuvre de ce dernier. A partir de ce moment jusqu’à la date du transfert du siège de Sis à Etchmiadzine (1441), on constate une volonté de plus en plus marquée vers l’union. Aux rois latinophiles de la famille de Korikos, succèdent des rois latins et catholiques romains de la famille des Lusignans. Cependant la situation politique intérieure était extrêmement critique, à la merci d’éléments perturbateurs. L’entente arméno-latine avait excité la méfiance des Tatars, des Turcs et des Égyptiens; et tandis que les Arméniens ne cessaient de compter sur la protection des puissances chrétiennes, l’Europe, défaite et affaiblie, perdait pied en Asie. Les questions religieuses étaient toujours liées aux questions politiques, comme condition indispensable de succès ; mais alors même qu’elles eussent reçu la solution désirée, elles n’auraient pu, à vrai dire, produire l’effet qu’on en attendait. Les patriarches se succédaient animés, tantôt de sentiments latinophiles, tantôt d’aspirations nationalistes. En tout cas ils ne pouvaient lutter contre les rois catholico-romains de la famille des Lusignans. L’église arménienne réussit cependant à ne pas se laisser gagner définitivement aux principes catholico-romains . Elle garda son indépendance administrative et ses particularités doctrinales, bien qu’elle ne pût prévenir le relâchement de la discipline et celui du bon ordre. Quinze patriarches se sont succédé à Sis depuis Grigor VII jusqu’à Grigor IX en l’espace d’un siècle et demi (1294-1441), et l’on conviendra si l’on tient compte des événements, dont nous venons de faire le récit, que cette résidence n’a guère été de bon augure.
XVI. LE RETOUR A ETCHMIADZINE
L’église arménienne était en proie à la plus grande confusion dans la première moitié du XVe siècle. Le royaume de Cilicie avait définitivement disparu (1375) ; Sis était tombée au pouvoir des Égyptiens avec le roi Lévon VI; seuls quelques chefs arméniens résistaient encore sur l’Amanus et dans les gorges du Taurus. Pour juger combien le siège patriarcal avait perdu de sa force et de sa splendeur, il suffira de noter que les six derniers patriarches (1377-1432) n’étaient arrivés au pontificat qu’en faisant assassiner leurs prédécesseurs et à prix d’argent. Pour récupérer les sommes versées, ils ne reculaient devant aucune exaction. On ne faisait nul cas de la pureté de la doctrine, et l’on était prêt à toutes les capitulations , pourvu qu’on y trouvât profit. La propagande du catholicisme romain s’exerçait avec succès en Cilicie, grâce à l’activité des missionnaires latins de l’ordre des Franciscains. En même temps l’ordre des Dominicains travaillait à convertir la Grande-Arménie, où il avait formé une congrégation spéciale de Frères « Unitor » latino-arménienne, patronnée par l’évêque Barthélemy de Bologne. La colonie arménienne, établie alors en Crimée, sous la domination des Génois, avait noué, par l’entremise de ces derniers, des relations directes avec Rome. Elle avait même envoyé au concile de Florence (1439) une délégation chargée de négocier l’union. Le siège d’Aghthamar, séparé en 1114, s’était réconcilié avec l’église-mère sous le patriarcat de Hacob III de Sis (1409), par l’entremise du grand docteur, S. Grigor de Tathev, qui s’était employé sagement à mettre fin à cette scission. Les patriarches d’ Aghthamar , en présence de la ruine du siège de Sis, soucieux de la pureté de la doctrine et de la tradition, voulurent réagir. Il faut ajouter qu’il y avait là également l’intention de rehausser le prestige de leur siège. L’institut théologique de Sunik, qui jouissait depuis des siècles d’une réputation justement méritée, avait dans les derniers temps gagné un regain de vitalité sous la direction des saints docteurs, Hovhannès d’Orotn († 1388), Maghakia de Khrim († 1384), et Grigor deTathev († 1410). Un nombre considérable de leurs élèves, déplorant l’état lamentable de leur église, avaient voulu y porter remède. Telles furent les causes contradictoires, qui déterminèrent la nation à prendre des mesures radicales. Comme on s’était enfin aperçu qu’il n’y avait ni raison ni utilité à maintenir la résidence patriarcale éloignée de son siège primitif, on songea à la rétablir à Etchmiadzine, à cause de la sécurité, relativement meilleure, dont cette ville jouissait sous la domination persane. Grigor IX Moussabéguian, qui occupait de fait le siège patriarcal, invité à accomplir ce transfert, s’y refusa d’abord, puis y consentit, et une assemblée générale de sept cents membres, entre évêques, archimandrites, docteurs, archiprêtres, princes et notables, réunis à Etchmiadzine (1441, mai), sanctionna cette décision. Puis, pour couper court à tout conflit possible entre les divers candidats, on élut Kirakos de Virap, ecclésiastique en odeur de sainteté, et qui n’avait pris aucune part aux mouvements antérieurs. On mettait ainsi fin aux compétitions de Zakaria, patriarche d’Aghthamar, de Zakaria de Havoutztar, chef de l’institut de Sunik, et de Grigor Djélalbeguian, archevêque d’Ardaze, qui se trouvaient écartés par cette élection. Une ère meilleure semblait s’annoncer pour l’église. Du coup, les tendances unionistes n’avaient plus de raison d’être, et le siège d’Aghthamar était définitivement rallié ; des hommes capables se trouvaient à la tête du mouvement de restauration, dont les forces concentrées était de bon augure. Malheureusement les passions allaient tout compromettre; l’intérêt individuel primant l’intérêt général, l’église ne put réaliser son idéal de paix. Le patriarche Kirakos incapable de dominer la situation, abdiquait au bout de deux ans (1443) ; il était remplacé par Grigor X Djélalbeguian. Zakaria d’Aghthamar, qui s’était fait proclamer patriarche suprême après la démission de Kirakos, renversait ce dernier et occupait Etchmiadzine (1461), mais il n’achevait pas l’année. Grigor X revenait au pouvoir, et ceux qui l’avaient aidé à réintégrer le siège, étaient élevés aux honneurs du patriarcat comme coadjuteurs avec pleins titres et pleins pouvoirs. C’est ainsi qu’Aristakes II Athorakal et Sarkis II Atchatar furent appelés à cette charge. C’est à partir de ce moment, et durant deux siècles, que prévalut à Etchmiadzine le système d’agréger au siège patriarcal des coadjuteurs avec titres et attributions de patriarche; et cela dans le but de satisfaire aux ambitions de certains évêques et de se concilier la sympathie des factions. La seule conséquence heureuse qui découla de cet état de choses, fut de faciliter l’ordre de succession par l’intronisation immédiate du coadjuteur doyen. Car, par suite à des troubles qui agitaient alors le pays et de la dispersion des Arméniens, la convocation des Assemblées électorales était devenue des plus difficiles. Depuis les premiers siècles, la possession de la relique du Bras-droit (Atch) de S. Grigor Loussavoritch était considérée comme un apanage de la dignité patriarcale; c’est avec le “ Saint Atch “ que s’accomplissaient les consécrations, même celle du saint-chrême. Cette relique avait suivi les patriarches dans leurs longues pérégrinations. Par suite, le transfert du siège de Sis à Etchmiadzine dut être validé par la présence de cette relique. Zakaria d’Aghthamar pour légitimer ses prétentions s’en empara, et il l’emporta avec lui, quand il fut chassé d’Etchmiadzine (1462). La relique resta à Aghthamar, d’où elle fut enlevée de nouveau et portée à Etchmiadzine par l’évêque Vertanès d’Odzop (1477), qui l’enleva dans des conditions curieuses. Les troubles d’Etchmiadzine et la soustraction du saint Atch encouragèrent l’évêque Karapet de Tokat, à restaurer le siège de Sis, en se prévalant de la pseudopossession d’un saint Atch (1447). C’est depuis lors que fut créé le siège patriarcal de Sis, qui se perpétue encore de nos jours, bien que réconcilié avec l’église-mère. Le siège d’Etchmiadzine fut en proie aux troubles extérieurs et intérieurs, qui durèrent jusqu’à l’élection de Movsès III de Tathev (1629). Plus d’une trentaine de dignitaires s’étaient succédé à titre de patriarches ou coadjuteurs, sans qu’apparut parmi tant d’hommes un seul caractère capable de dominer la situation. La ville d’Etchmiadzine faisait alors partie des possessions persanes, et les gouverneurs ou khans d’Erivan, ne voyaient dans ces dissensions qu’une occasion d’extorquer de l’argent. Ils se rangeaient invariablement du côté du plus offrant, et quand ils ne trouvaient pas preneur, ils soumettaient les patriarches aux tortures corporelles pour les rançonner. Dans ces conditions rien de sérieux ou de régulier ne put être entrepris, et c’est un état de décadence complète qui caractérise cette époque. Le seul patriarche digne d’être cité, Mikaël de Sébaste (1542-1564-1570), sut contenir les ambitions des patriarches d’Aghthamar et de l’Albanie Caspienne. On lui doit la création de l’imprimerie arménienne. Il envoya en Italie (1562), Abgar de Tokat, pour en étudier les procédés; pour lui faciliter la tâche il le munit de lettres de recommandation auprès du pape Pie IV. Les premières éditions parurent à Venise en 1565 sous la direction d’Abgar. Cependant des éditions antérieures subsistent qui remontent â 1512; elles sont l’œuvre d’éditeurs européens et de commerçants arméniens. L’initiative du patriarche Mikaël fut des plus heureuses; à partir de ce moment les imprimeries arméniennes se multiplièrent à Venise, à Rome, à Constantinople, à Etchmiadzine, à Ispahan et à Amsterdam. L’œuvre la plus importante et de toutes la meilleure fut la publication illustrée de la bible par l’évêque Oskan à Amsterdam, en 1666.
XVII. LE PATRIARCAT DE CONSTANTINOPLE
C’est au moment ou s’effectua le transfert du siège patriarcal suprême de Sis à Etchmiadzine, qu’eut lieu la création d’un siège spécial à Constantinople. Mahomet II, après la conquête de cette ville, usa d’une mesure radicale pour s’assurer la soumission des Grecs. La législation ottomane était toute religieuse, et les droits individuels et sociaux s’inspiraient exclusivement des principes islamiques. Les puissances musulmanes, en soumettant les pays chrétiens, se trouvaient dans l’alternative, ou d’imposer leur religion aux populations vaincues, ou bien de leur octroyer une autonomie administrative et sociale. Aucun de ces deux cas ne pouvait s’appliquer à Constantinople, gui venait d’être proclamée capitale du nouvel empire musulman. Le conquérant se crut donc obligé d’octroyer au chef religieux des Grecs, des attributions sociales et civiles sur les points en relation stricte avec leur religion. Ainsi toutes les affaires concernant la vie familiale, comme le mariage, l’instruction publique, la bienfaisance, le culte et ses ministres, l’administration cultuelle, etc., furent abandonnées à la juridiction des chefs religieux. C’est ainsi que le patriarche se trouva revêtu d’une espèce de juridiction civile ou patriciat impérial ( 1453). Après avoir établi de la sorte le statut personnel des Grecs, Je conquérant s’avisa de leur opposer un autre élément chrétien, qu’il jugeait plus attaché à ses intérêts. Il transféra à Constantinople une nombreuse colonie arménienne, qu’il distribua dans les quartiers excentriques, à l’intérieur des murs et à proximité des portes principales. En même temps, par surcroît de précaution, les Grecs étaient groupés dans les quartiers du centre, éloignés des tours et des murailles. Les Arméniens jouissaient de la confiance des Turcs, depuis Osman I Ghazi . La nouvelle colonie fut mise sur le même pied que l’élément grec. L’évêque Hovakim, métropolitain des colonies arméniennes de l’Asie-Mineure, appelé de Brousse à Constantinople, reçut les titres, les honneurs, ainsi que les attributions qu’on avait reconnu au patriarche grec (1461). C’est ainsi que les deux patriarches, grec et arménien, furent reconnus comme chefs des deux grandes fractions chrétiennes orthodoxes de l’Orient: Cette division fut établie sur la base de la profession de foi, indépendamment de toute considération de race ou de nationalité. Tous les orthodoxes diophysites : Grecs, Bulgares, Serbes, Albanais, Valaques, Moldaves, Ruthènes, Croates, Caramaniens, Syriens, Melkites et Arabes, furent rattachés avec leurs chefs respectifs à la juridiction du patriarche grec. Quant aux orthodoxes monophysites, comprenant les Arméniens, les Syriens, les Chaldéens, les Coptes, les Géorgiens et les Abyssiniens, ils furent soumis, avec leurs chefs respectifs, au patriarche arménien. Les Juifs ne possédaient pas alors de situation légale, et les catholiques romains ou Levantins, étaient considérés comme étrangers. De sorte que ceux des indigènes qui embrassaient le catholicisme romain, ne pouvaient pas se prévaloir de leur conversion au point de vue de certains actes extérieurs religieux, comme le baptême, le mariage et les enterrements, etc. Cette situation s’est maintenue intacte pendant des siècles, et ce n’est que vers la moitié du siècle dernier qu’on y a mis fin par la création d’un patriarcat catholique (1830) ; création qui en amena d’autres d’après les différences de rites et des professions de foi. Les patriarches arméniens de Constantinople, au cours de cette même période, se sont attachés à centraliser, dans les limites du possible, les affaires intérieures de la nation. Ieur action administrative s’est progressivement étendue sur toutes les provinces de l’empire, y compris les diocèses régis spirituellement par les patriarcats de Sis, d’Aghthamar et de Jérusalem. L’histoire de cette première époque n’enregistre que des conflits entre les sièges et les diocèses, et cela au milieu de troubles politiques et de guerres continuelles. Mais nous les passerons sous silence, ne voulant pas charger cet aperçu historique de récits qui nous éloigneraient de notre but.
XVIII. L’ÈRE DU RÉVEIL
Nous avons poussé le scrupule jusqu’à l’indiscrétion dans l’exposé de l’état lamentable où était tombé au moyen âge la nation arménienne, et son église. Mais, pour être juste, il faut ajouter que cette dernière n’est point responsable de ses malheurs; car on ne saurait lui imputer le triste état de sa condition sociale et civile, comme certains apologistes du romanisme ont osé le faire. La décadence de l’Occident au moyen âge, et les abus qui s’y commettaient au nom de la religion, ne suffisent-ils pour démentir leurs assertions ? Avant de porter un jugement sévère sur les chrétiens d’Orient, on doit se représenter les ruines et la désolation semées par les hordes venues de l’est et du sud, ainsi que les persécutions dont ils ne cessaient d’être victimes de la part des vainqueurs. Qu’on songe aux ténèbres intellectuelles que ces derniers se plaisaient à entretenir chez les peuples qu’ils soumettaient; à l’absence totale de tous moyens, moral et matériel, pour les dissiper; enfin aux énormes sacrifices, auxquels ils durent se soumettre pour conserver même leur existence matérielle. Et cependant, c’est encore à la nation arménienne que revient le mérite, la Première en Orient, d’avoir donné le signal de la résurrection, par les efforts accomplis pour échapper à cette pénible situation qu’aucune amélioration sociale ne vint jamais atténuer spontanément; désespérément elle n’A cessé de tendre les mains partout où elle a vu luire un espoir de salut. La Renaissance venait à peine de jeter sur l’Occident ses premières clartés, que les Arméniens s’empressaient d’accourir en Europe, avides de régénération intellectuelle. La mission envoyée par le patriarche Mikaël, partie du fond de l’Asie au bruit de l’invention de Gutenberg, en offre un exemple remarquable. Malheureusement l’Occident se trouvait alors en proie au fanatisme religieux, mis au service de la plus intolérante politique. II ne faisait rien pour ceux qui ne cédaient pas aux avances du catholicisme romain. La condition indispensable, pour en obtenir aide et appui, était la soumission à la papauté, suprême arbitre de l’époque. Ceux qui érigeaient les autodafé, pouvaient- ils raisonnablement se porter au secours des églises d’Orient? Peut-on oublier que les disciples de François d’Assise, de Dominique Guzman et d’Ignace de Loyola, employaient leur zèle apostolique à la conversion des anciens chrétiens d’Orient au christianisme nouveau de l’Occident? Sans répit, ils s’efforçaient d’imposer aux dépositaires des dogmes de l’église primitive, les innovations de la scholastique latine. Dans ces circonstances pénibles, les Arméniens s’attachèrent à observer une conduite, tantôt conciliante, tantôt intransigeante; conciliante, toutes les fois que les sacrifices demandés restaient dans les limites d’une sage tolérance; intransigeante, quand on allait au delà de ce que permet la prudence; conciliante, quand ils en espéraient quelque profit; intransigeante, quand le profit devait s’acheter au prix de sacrifices excessifs. II y en eut pourtant, qui n’hésitèrent pas à pousser l’esprit de conciliation jusqu’à l’extrême limite, emportés qu’ils étaient par l’ardeur de leurs convictions progressistes; mais les autres se refusèrent à toute abdication, même apparente. Ces faits ne doivent pas être perdus de vue, si l’on tient à s’expliquer les événements, auxquels a donné lieu le désir de participer au mouvement des esprits, qui s’opérait en Occident. Parmi les hommes qui se vouèrent à cette oeuvre, nous devons en première ligne nommer le patriarche Movsès III de Tathev, qui s’était consacré, bien avant son avènement, à une oeuvre de réformes et de réorganisation. Le siège d’Etchmiadzine doit à son zèle les restaurations qui le relevèrent d’une ruine complète. Il obtint du gouvernement persan la fin des exactions dont l’église était victime, et même des exonérations d’impôts, et il reprit avec succès la réforme des moeurs et des doctrines ecclésiastiques. Son élévation au patriarcat ne fut que la rémunération des services rendus, car son activité y fut de courte durée, de trois ans seulement (1629-1632). Piliphos (Philippe) d’Aghbak (1633-I655), qui lui succéda, continua l’œuvre réparatrice de son prédécesseur. Il entreprit un voyage en Turquie, où il contribua puissamment au règlement des affaires des patriarcats de Constantinople et de Jérusalem. Il convoqua dans cette dernière ville un concile ( 1651 ), pour mettre un terme au conflit qui divisait Etchmiadzine et Sis ; il sanctionna la communion de ce dernier siège avec l’église-mère, comme cela avait eu lieu précédemment pour le siège d’ Aghthamar . En outre, il s’attacha à améliorer les conditions matérielles du siège patriarcal, et dans ce but il entreprit l’irrigation des terres d’Etchmiadzine au moyen d’un ingénieux système de canalisations. Hacob IV de Djouha (1655-I680), qui lui succéda, s’engagea dans la même voie. Mais malheureusement de sérieuses complications venaient d’éclater à Constantinople, qui absorbèrent son attention. Les missionnaires de Rome, sous la conduite du père Clément Galano, venaient de gagner à leur cause un groupe d’Arméniens. Un de leurs adeptes, Thomas d’Alep, avait même réussi à s’emparer du patriarcat, mais il n’y resta pas longtemps; car il en fut aussitôt chassé par le peuple. En même temps, l’évêgue Yéghiazar d’Aïntab, qui avait occupé tour à tour les patriarcats de Constantinople et de Jérusalem, se faisait proclamer patriarche suprême de la Turquie, contre Etchmiadzine. Hacob dut venir en personne à Constantinople (1664), où il fut assez heureux de remettre un peu d’ordre dans les affaires (1667). Mais la recrudescence des troubles et les efforts de l’évêque Nicol pour imposer le catholicisme romain aux Arméniens de Pologne, rendirent indispensable un nouveau voyage à Constantinople (1679). Il l’accomplit malgré son grand âge, mais il succomba aux fatigues, et mourut âgé de 82 ans (1680). Il fut inhumé dans le cimetière de Péra, où jusqu’ici son tombeau est l’objet de la vénération des fidèles. Le siège resta vacant pendant deux ans, à cause des troubles soulevés par Yéghiazar. Ce ne fut qu’après ce délai, qu’on procéda à l’élection, et ce fut précisément sur ce dernier que tomba le choix. Son pontificat, qui dura neuf ans (1682-1691), fut fécond en résultats heureux. Comme ni les bonnes intentions, ni la capacité, ne lui faisaient défaut, une fois son ambition satisfaite, il dirigea tous ses efforts vers le bien. Aussi a-t-il laissé une mémoire justement honorée dans la série des patriarches suprêmes de l’église arménienne.
XIX. PENDANT LE XVIIIe SIÈCLE
L’amour du progrès et de l’instruction, nourri par les Arméniens, qui ne reculait devant aucun moyen pour se satisfaire, facilita singulièrement les efforts des missionnaires romains pour propager leur foi. Tout un groupe de partisans actifs du catholicisme romain s’était formé à Constantinople pendant le XVllle siècle, Ils s’étaient laissés circonvenir par les missionnaires de Péra, protégés et guidés par les représentants des rois Très-Chrétiens. Bien que les nouveaux catholiques ne cessassent de relever officiellement du patriarcat arménien, ils formaient un parti actif, qui ne tendait à rien moins qu’à s’emparer de l’administration nationale. Les conservateurs zélés de l’église, forts par le nombre et par leur influence auprès du Divan, fidèles aux traditions, usaient de tous les moyens pour déjouer leurs menées. Comme les nouveaux adeptes entretenaient des relations suivies avec les étrangers, ils cherchèrent à les rendre suspects aux yeux du gouvernement. Telles furent l’origine et la signification des mesures provoquées par le patriarcat et édictées par le gouvernement contre les arméniens catholicisants; ces mesures qui ont été taxées de persécutions religieuses, n’étaient en réalité qu’une arme de combat. De leur côté, les néo-catholiques n’hésitaient pas à user de moyens analogues contre le patriarcat, qu’ils accusaient de favoriser les aspirations moscovites. En dehors de Constantinople le catholicisme romain obtint quelques succès à Mardin et à Alep. Les évêques Melcon Tasbasian et Abraham Ardzivian s’y étaient ouvertement déclarés en sa faveur. Cette défection ne tarda pas à leur attirer les mesures coercitives du patriarcat. Les catholiques, à leur tour, mirent à profit le crédit des ambassadeurs de France, pour accabler ce dernier. On connaît l’aventure du patriarche Avédik de Tokat, qui, sur l’intervention de l’ambassadeur du roi, fut une première fois emprisonné aux Sept- Tours (1703), puis, après avoir été furtivement enlevé de Tén~dos, où il avait été exilé, transféré en France (1700), où il fut jugé et condamné par l’Inquisition (1711). Nous devons également une mention spéciale à Mekhitar de Sébaste, ecclésiastique avide de progrès, aux idées larges, qui essaya de profiter de la domination vénitienne en Morée, pour y fonder une maison monastique d’instruction (1712) sous les auspices du catholicisme; mais il dut renoncer à ce dessein par suite de l’évacuation du pays par les Vénitiens. Alors, il prit la résolution de s’établir dans l’ilôt de San-Lazaro à Venise (1717). Mekhitar dut se plier aux exigences de la curie romaine pour pouvoir se consacrer librement à son œuvre de culture intellectuelle; sagement il s’abstint de prendre part à l’œuvre de prosélytisme. Cette conduite si conforme aux intérêts nationaux, fut de tradition dans sa congrégation au cours du XVIIIe siècle, mais depuis, d’autres idées ont prévalu dans son sein. Néanmoins nous nous plaisons à rendre hommage aux services rendus à la nation par les Mekhitaristes de Venise et de Vienne, qui ont tant fait pour enrichir la langue et la littérature arméniennes. Un autre institution monastique, la congrégation Antonine, était fondée à la même époque par Abraham Attar, sur les montagnes du Liban, en pays Maronite. Tout en répondant au but qu’on s’était proposé en choisissant un pays latin, la position du Liban offrait de plus l’avantage de conserver le contact avec la nation. Les Arméniens des provinces méridionales de la Turquie, encore pénétrés des souvenirs du royaume de Cilicie, étaient plus accessibles au catholicisme romain. Ils eurent même la témérité, avec le concours de deux évêques et de quelques prêtres, de créer un siège patriarcal catholique de Cilicie. Le premier titulaire fut l’évêque Abraham Ardzivian (1740), qui s’empressa d’aller se présenter au pape Benoît XIV en qualité de patriarche suprême des Arméniens. Ce pape, certes, savait à quoi s’en tenir sur la valeur de ces prétentions, mais il n’eut garde de les décourager; car il y vit une occasion de réaliser ses desseins en Orient. Il reconnut donc l’institution d’un patriarcat arméno-catholique officiellement soumis à la curie romaine (1742). Ces institutions catholico-romaines, entretenues par la Propagande de Rome et protégées énergiquement par le gouvernement français, ont contribué puissamment à l’extension du catholicisme parmi les Arméniens au cours du XVIIIe siècle. Cependant on peut remarquer que les résultats obtenus ne furent nullement proportionnés aux efforts et aux moyens mis en ceuvre. Le contact européen, effet direct du prosélytisme, a contribué, on ne saurait le nier, à élever le niveau intellectuel de la nation, mais nous pensons que ce résultat eût pu être obtenu par des moyens différents; l’évolution naturelle des esprits en marche eût suffi. Nous en avons la preuve dans l’initiative de Vardan de Baghesch, supérieur du monastère d’Amlordi, qui sut donner une vive impulsion à l’instruction publique dans les provinces. Ses élèves, Hovhannés Kolot et Hacob Nalian, patriarches de Constantinople, et Grigor Schikhtaïakir, patriarche de Jérusalem, ont su rendre des services éclatants sans se départir de leur fidélité à l’église. C’est grâce à leurs efforts, que le XVIIIe siècle a marqué un progrès sensible dans la vie nationale et dans les affaires de l’église. Nous venons de donner dans ces dernières notes, une place prépondérante au patriarcat de Constantinople. Nous trouverons notre justification dans ce fait que les événements qui marquent l’histoire du patriarcat suprême commençaient à perdre de leur importance. Du jour où un siège patriarcal et une forte colonie se furent installés dans la capitale de la Turquie, cette ville devint le centre de la nation arménienne. Les dix patriarches suprêmes qui ont succédé à Yéghiazar d’Aïntab, depuis Nahapet d’Édesse (1691-1705) jusqu’à Hacob V de Schamakhi ( 1759-1763), ne se sont signalés par aucun acte digne de mention; ils n’ont brilllé que par leur zèle pour le bien du patriarcat. Siméon d’Érivan (1763-1780) qui leur succéda, est regardé comme la plus grande figure du siècle. Son inlassable activité fut féconde en œuvres utiles, comme le cadastre régulier qu’il établit des propriétés d’Etchmiadzine, la revendication des droits du siège suprême, l’organisation d’un séminaire, l’introduction de l’imprimerie, et la création d’une fabrique de papier. C’est encore à lui qu’on doit l’établissement des premiers rapports avec l’empire russe, la fondation des archives patriarcales, enfin la révision du calendrier liturgique, lequel, malgré quelques critiques, s’est généralisé dans l’église. Ghoukas (Luc) de Karin, qui lui succéda (1780-1799), se préoccupa de compléter l’œuvre de Siméon. Il créa un conseil permanent de six évêques pour assister le patriarche et pour assurer le cours régulier des affai res ecclésiastiques. Après quoi il enrichit l’intérieur de la basilique patriarcale. Zakaria Pokouzian (1773-1799), qui clôt la série des Patriarches de Constantinople de ce siècle, fut le digne émule de Siméon par son activité réformiste. Son plus grand mérite fut de donner une vive impulsion à l’instruction du clergé, On le vit se consacrer personnellement à l’enseignement, pour former des élèves capables; puis une fois préparés, il les plaça à la tête des œuvres scolaires et dans l’administration. Le séminaire d’Armache, qui a donné à l’église tant de patriarches et d’évêques distingués, fut une création de Bartholoméos Kapoutik et de Poghos Karakotch, élèves de Zakaria.
XX. PENDANT LE XIXe SIÈCLE
Ghoukas et Zakaria étant morts la même année (1799), le XIXe siècle commença par des luttes électorales, qui furent vives. Il s’agissait de pourvoir aux vacances des sièges d’Etchmiadzine et de Constantinople. La grande révolution, qui alors bouleversait l’Occident, ne fut pas sans exercer quelque influence sur l’esprit des Arméniens. Hovsep Arghoutian, David Gorganian et Daniel de Sourmari se disputaient le siège d’Etchmiadzine, et chacun avait ses partisans. Le premier l’emporta, mais il mourut avant de prendre possession du trône patriarcal. Son compétiteur parvint à s’y maintenir durant quelques années; mais ayant été chassé, il fut remplacé par le troisième (1804-1809). Ce ne fut qu’alors que la tranquillité put être rétablie à Etchmiadzine . A Constantinople, les chefs de l’église se succédaient avec une rapidité non moins remarquable. Daniel de Sourmari, David Gorganian, Hovhannès Tchamaschirdjean, Grigor de Khamsi, et de nouveau Hovhannès, se remplacèrent en l’espace de trois ans (1799-1802). Seul ce dernier parvint à se maintenir quelque temps (1802-1813). Il sut profiter de cette accalmie pour remettre un peu d’ordre et de régularité dans les affaires. Le trait essentiel et caractéristique du XIXe siècle, c’est l’intervention de la nation, dans les affaires de l’église et le concours des conseils nationaux dans son administration. Le premier essai de ce régime fut tenté pour résoudre dans la mesure du possible la question suscitée par les adeptes du catholicisme romain. II s’agissait de chercher un compromis pour éviter des scissions qui menaçaient de prendre de grandes proportions, par suite de l’attitude du gouvernement français, soucieux d’étendre son influence en Orient. A cet effet on forma une première commission, qui se réunit au patriarcat (1810). Plus tard une autre la remplaça (1816), dans le but de ménager un colloque entre les théologiens des deux confessions dissidentes. Trois ans se passèrent en controverse (1817-1820), sans qu’on parvînt à s’entendre: les divergences ne firent même que s’accentuer. Tandis que les uns manifestaient des aspirations séparatistes, les autres défendaient à outrance le principe de l’union. Enfin, après la paix russo-turque de 1829 et l’intervention des puissances européennes, le gouvernement ottoman, pour couper court aux disputes, décida de créer une communauté ou nationalité (millet) autonome, qu’on désigna sous le nom de Katolik (catholique). Cette communauté comprenait tous les adeptes du catholicisme romain sujets ottomans, sans distinction de race ou de rite (1830). Cette solution eut pour effet d’encourager les puissances protestantes à suivre le même exemple. Un premier missionnaire débarquait à Constantinople un an après la création de la communauté Katolik (1831). A partir de ce moment le prosélytisme se développa considérablement, aidé par les établissements scolaires et par des subsides, qui permettaient d’acheter les consciences. On travailla si bien que bientôt une nouvelle communauté ou nationalité (millet) autonome se formait sous le nom de Protestan (protestante), laquelle comprenait des protestants de toute race et de toute confession (1847). Ces deux communautés séparatistes, bien que créées sur la base exclusive de la profession de foi sans distinction de race, finirent par devenir arméniennes. Et il ne nous coûte point d’avouer que si ces institutions eurent pour conséquence d’affaiblir la nation, elles contribuèrent du moins à lui procurer quelques avantages au point de vue des relations avec le monde occidental. A cette même époque, Etchmiadzine était le théâtre de grands changements politiques. Comme la domination persane, exercée par des khans presque autonomes, devenait de plus en plus insupportable, les Arméniens se prirent à tourner leurs regards vers le czar de Russie. En attendant, ils cherchèrent à se soustraire à ces persécutions, en émigrant en masse sur le territoire russe, mais on crut remédier plus efficacement à la situation en invitant son gouvernement à s’établir au Caucase. Comme l’archevêque Hovsep Arghoutian avait été le promoteur de cette politique, il devint l’objet des faveurs de Catherine II (1762-1796) et de l’empereur Paul (1796-1801), et le titre de prince fut décerné aux membres de sa famille. La domination russe a fait depuis son chemin et ses invasions aboutirent à l’occupation d’Erivan et d’Etchmiadzine, à laquelle contribuèrent les volontaires arméniens commandés par l’archevêque Nersés d’Aschtarak ( 1828). A cette occasion, l’empereur Nicolas I (1825-1855) se prodigua en promesses, au point de faire luire à leurs yeux l’espoir d’une autonomie politique. Comme gage de ses bonnes intentions, il avait même donné momentanément le nom d’Arménie à ses nouvelles provinces. Mais ce ne fut là qu’une simple manoeuvre imaginée dans le but de faciliter ses projets de domination. Une fois le pays soumis, le gouvernement du czar chercha même à soumettre le spirituel. C’est ainsi que le règlement (pologénia) spécialement édicté (1836) pour établir les rapports de l’administration patriarcale, ouvrit toutes grandes les portes à l’intervention de l’autorité politique. Les observations que purent faire à cet égard les Arméniens de Russie, de Turquie et des Indes restèrent sans résultats, et le pologenia n’a cessé d’être en vigueur dans son intégrité. De tout temps, le patriarcat arménien de Constantinople a été géré par l’autorité absolue des patriarches. A leur tour ils étaient soumis à l’influence et à la prépondérance des amiras, qui étaient les notables de la nation . Ces derniers n’avaient, à vrai dire, d’autres titres à la notabilité, que ceux que leur conférait leur fortune. Mais les abus inséparables de cette situation anormale, jointes au mouvement des esprits, et à l’apparition d’une nouvelle génération instruite en France, amenèrent la participation aux affaires de toutes les classes sociales. De ce jour la formation des conseils se fit d’après le principe de l’élection. Tout d’abord un premier conseil fut nommé pour la gestion financière exclusivement (1841). Puis on en forma un autre pour l’administration générale, composé de quatorze ecclésiastiques et de vingt laïques (1847) ; et ce dernier créait plus tard un conseil spécial de l’instruction publique (1853). Comme on sentit le besoin d’un règlement pour déterminer leurs compétences et régler leur mode de gestion, on élabora enfin une constitution (sahmanadrouthiun) ou statut arménien (I860). Cet acte important fut soumis ci la sanction du gouvernement ottoman; mais son approbation ne fut pas obtenue sans difficulté. Car ce ne fut qu’au bout de trois ans de négociations, et après maintes démonstrations populaires que le Divan se décida à accomplir cette formalité (1863). Ces règlements, qui peuvent être considérés comme une conséquence du progrès intellectuel réalisé par la masse, ont été à leur tour une cause de développement national, grâce à cette évolution spontanée, qui se vérifie dans le domaine intellectuel et social, où l’on voit les actes en produire d’autres, qui, à leur tour, amènent de nouveaux effets. C’est en vertu de cette loi naturelle, que se propage le progrès dans les sociétés humaines. Le XIXe siècle a marqué dans l’ordre social, une amélioration notable, par la multiplication des écoles, et le nombre croissant des étudiants instruits dans les universités européennes, par la propagation de l’instruction primaire, par la fondation, en Turquie comme en Russie, de maisons de commerce et de banques, et par l’accession des individus d’origine arménienne aux plus hautes charges politiques et diplomatiques de leurs pays d’adoption. L’étroite relation, qui a toujours existé, entre la nation et son église, a fait que celle-ci, à son tour, a largement profité de l’émancipation des esprits. Une administration plus régulière et plus énergique, un clergé plus instruit, des bâtisses plus convenables, des offrandes plus abondantes, des rites plus touchants, des prédications plus édifiantes, tels ont été les Progrès réalisés au cours de ce siècle. Cette ascension continuelle des esprits devait nécessairement diriger les aspirations des Arméniens vers un idéal plus parfait de bien-être social, et les déterminer à faire parvenir aux oreilles du monde civilisé le désir légitime de participer effectivement aux bienfaits de la civilisation moderne. Maintenant que nous sommes sur ce terrain, nous pourrions nous étendre sur les qualités de l’élément arménien, énumérer les aptitudes dont il a donné toujours des preuves éclatantes dans les diverses branches de l’activité humaine, et définir le rôle qu’il a joué dans les pays et chez les peuples, parmi lesquels il a vécu. Mais, pour l’instant, nous nous abstiendrons de toute incursion dans cet ordre d’idées. Toutefois, avant de clore ce chapitre, nous résumerons notre pensée en disant que les mouvements de civilisation, de progrès et de liberté, qui se sont produits au sein de la nation arménienne en Russie, en Turquie, comme en Perse, depuis les temps modernes, sont dus en grande partie à l’action de son clergé.
DOCTRINE
XXI. LES PRINCIPES DES DOGMES
Si, d’une part, il est vrai que toutes les branches et dénominations du christianisme plongent leurs racines dans les évangiles, que sont venus compléter d’abord les épîtres du Nouveau Testament, et, en second lieu, les livres du Vieux Testament, nous voyons, d’autre part, les diverses communions, qui le composent, non seulement différer entre elles sur des points essentiels, mais se trouver souvent en contradiction flagrante dans les questions de doctrine. Et pourtant, en dépit de ces dissentiments, aucune d’elles ne renonce à la base des évangiles; toutes unanimement prétendent puiser leurs doctrines à cette même source. Le phénomène est à la fois étrange et réel. La cause, il faut la chercher dans la teneur et dans le style de ces livres, qui ne présentent qu’une doctrine à l’état primordial, et, s’il nous est permis de nous servir d’une expression usuelle, à l’état de matière première, de matière brute, susceptible de prendre la forme que l’artiste entend lui donner. On ne saurait cependant, en matière de doctrine, laisser libre cours à l’arbitraire ou au caprice individuel ou collectif, pour énoncer telle ou telle proposition doctrinale . Une pareille liberté a été pourtant tolérée par les réformateurs protestants, dont les principes ont glissé, par une pente insensible, jusqu’au rationalisme absolu, si bien qu’à l’heure actuelle c’est à peine si l’on parvient à distinguer dans leurs croyances les traces du christianisme révélé. Leur doctrine, à proprement parler, se réduit à une conception purement philosophique. Disciples fidèles de l’église arménienne, attachés avec ferveur aux traditions anciennes, nous n’avons garde de nous engager dans une pareille voie; nous entendons nous fixer sur le terrain positif et traditionnel, et ne raisonner que conformément aux principes admis par l’autorité reconnue. Les dénominations chrétiennes se rapportent à deux grandes branches dont l’une est constituée sur les bases de Ia hiérarchie et du ritualisme. Toutes les églises anciennes se rattachent invariablement à cette branche. Les autres rentrent dans la catégorie des églises issues de la réforme du XVle siècle. Parmi ces dernières, seule l’église épiscopale anglicane, qui admet la hiérarchie et le ritualisme, peut être rangée dans la catégorie des églises anciennes. Dans le système propre à la première catégorie, c’est aux conciles œcuméniques qu’appartient exclusivement le pouvoir d’extraire la doctrine précise de la matière première des livres saints, et de formuler les propositions dogmatiques. Cependant ils ne sauraient s’écarter des données de la tradition, ni s’arroger la liberté de suivre leurs propres inspirations, ni les raisonnements purs et simples de l’entendement individuel. Pour mieux nous faire entendre, établissons tout d’abord, qu’il convient de distinguer entre un dogme et une doctrine. Le dogme est une proposition tirée des livres saints et énoncée en une formule claire et nette. Elle doit être acceptée par les fidèles d’une église donnée, sous peine de s’éloigner du giron de cette église. La doctrine est une énonciation ou explication, tirée également des livres saints et corroborée par la tradition. Par suite, elle peut être admise comme une assertion saine et certaine ou quasi certaine; mais rien n’oblige les fidèles a s’y soumettre absolument. Dans tous les cas, ils ne sauraient être exclus de l’église, s’ils la rejettent. Le dogme, c’est l’enseignement de l’église, la doctrine ne relève que de l’école. Les dogmes ,appartiennent à la religion, les doctrines à la théologie. Ies églises anciennes ont recouru à l’autorité des conciles œcuméniques, toutes les fois qu’il s’est agi de trancher une difficulté soulevée à propos d’un dogme. Cette règle n’a jamais cessé d’être rigoureusement observée depuis les premiers siècles jusqu’à nos jours. Seule l’église romaine a cru devoir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, enlever cette prérogative aux conciles, pour l’attacher à la personne du pape. Mais, pour arriver à justifier cette usurpation, elle n’a pu faire moins que de recourir à cette même autorité, qu’elle dépouillait, l’obligeant ainsi à un suicide moral. Mais n’insistons pas. On sait que l’autorité des conciles œcuméniques dans la formulation des dogmes, dérive en premier lieu de la promesse de l’assistance divine; c’est-à-dire, qu’elle est basée sur l’appui spirituel promis à l’église. D’autre part, elle résulte aussi de la force dialectique, puisée dans la généralité et dans la proximité des traditions. C’est pourquoi, dans les conciles œcuméniques, c’est moins le nombre des individus qui fait autorité que celui des églises qui y sont représentées. Il s’ensuit donc que les membres d’un concile qui n’appartiennent qu’à une seule église, seraient-ils au nombre de mille, se trouvent représenter que la tradition de cette église. Tandis que, s’ils représentent diverses églises, ils expriment l’opinion dominante de l’église universelle. De même, s’il y a proximité de temps entre l’origine de la tradition et son attestation, la force du témoignage s’impose. Peut-on raisonnablement donner quelque valeur à un témoignage qui se rapporte à des faits ou à des propos vieux de dix-neuf siècles ?
XXII. LES DOGMES DE L’ÉGLISE ARMÉNIENNE.
Nous avons dit que les conciles œcuméniques étaient la source officielle des dogmes des églises anciennes . L’église latino-catholique, alias romaine, est celle qui a su le mieux tirer parti de cette tradition. Elle admet vingt conciles œcuméniques, en commençant par celui de Nicée au quatrième siècle, pour finir par le concile du Vatican au dix-neuvième. L’église byzantine, ou église. gréco-orthodoxe, s’est arrêtée plus tôt dans la voie des définitions dogmatiques. Elle n’en admet que sept, le second concile de Nicée, qui eut lieu au huitième siècle, ayant clôturé la série. L’église arménienne est encore plus radicale à cet égard. Elle ne reconnaît pour légitimes que les trois premiers, qui sont également reconnus par les Latins et les Grecs. Elle dénie le caractère d’œcuménicité aux quatre autres, contrairement à l’opinion des Grecs et des Latins, et aux treize admis par les Latins seuls. Les conciles des Arméniens sont ceux de Nicée et de constantinople, tenus au quatrième siècle, et celui d’Ephèse au cinquième. Nous avons relaté, dans la partie historique, les querelles qui furent soulevées a propos du quatrième concile de Chalcédoine. Force est de reconnaître que chaque dogme avec ses mystères constitue une difficulté pour l’intelligence humaine. Et puisque la religion chrétienne, que nous professons, lui impose ce sacrifice, auquel on doit se soumettre, il n’est que prudent de ne point en abuser. II n’est point prudent, affirmons-nous, d’augmenter inutilement le fardeau des mystères, ni le nombre des dogmes, ni celui des conciles. Personne ne nous contredira sur ce point surtout à cette heure critique que traverse la foi. Si l’on voulait exprimer la différence qui existe dans le nombre des dogmes adoptés respectivement par les églises arménienne, grecque et latine, par une formule d’aspect mathématique, on pourrait établir la proportion suivante :
ARM: 3
GRC : 7
LAT : 20.
Visiblement, elle est tout à l’avantage de l’église arménienne. Nous pensons qu’elle serait appréciée comme il convient si elle était suffisamment connue par ceux qui s’occupent de questions ecclésiastiques. Ainsi, nous avons eu l’occasion de soumettre le cas à un diplomate européen. Lui ayant demandé ce qu’il en pensait, il ne fit aucune difficulté de reconnaître qu’il y avait avantage à en avoir le moins possible. Nous pensons que ce témoignage en faveur de l’église arménienne sera confirmé par tout homme de sens. Si, par un heureux hasard, les principales églises anciennes arrivaient jamais, je ne dirai pas à fusionner dans une union complète, mais au moins à établir entre elles un accord mutuel, elles ne pourront, certes, trouver de meilleur terrain d’entente que celui ou se place cette église. Un rapprochement n’est possible que lorsqu’il s’appuie sur un point incontesté; un minimum de clauses aide à éliminer les discordances. Le petit nombre de dogmes qui caractérise l’église arménienne ne doit pas être attribué à un cas fortuit ou à un événement inconsidéré. Il résulte uniquement d’un principe sage en matière d’économie doctrinale. Nous avons émis le principe que la principale base de l’autorité des conciles œcuméniques réside dans l’unanimité des diverses églises; car c’est par elle que s’exprime effectivement et réellement l’opinion de l’église universelle. Cette unanimité a été pratiquement réalisée dans les trois conciles, convoqués de 325 à 431, c’est-à-dire, au cours du siècle qui suivit son triomphe. Pendant cette période, toutes les grandes églises ont été unanimes dans leur manière de concevoir les dogmes, Les opinions contraires, quoique nombreuses, comme dans le cas des Ariens, n’ont jamais été~ qu’individuelles, et n’ont jamais entraîné l’opinion générale d’une église donnée. On remarquera également que pendant cette première période, aucune querelle de préséance ou d’influence ne surgit entre elles. La situation changea cependant du tout au tout après le troisième concile, quand l’antagonisme des sièges patriarcaux commença il former le fonds des questions dogmatiques. Chaque patriarcat, tour à tour, convoquait un concile général contre un autre. Tel fut le cas, quand fut soulevée la question relative à la nature du Christ. L’opinion, basée sur la tradition de l’église alexandrine entière, fut réprimée par les patriarcats romain et byzantin alliés et qui avaient l’appui de l’empereur Marcien. Un demi siècle durant se firent jour les déclarations les plus contradictoires sur l’autorité du concile de Chalcédoine, le quatrième œcuménique des Grecs et des Latins. Ce n’est donc pas sans raison que l’église arménienne a cru devoir considérer le concile d’Ephèse de 431, comme le dernier où s’affirma l’unanimité des églises, dans la conviction qu’elle formait la base de la vraie tradition de l’église universelle. Une autre raison du rejet des conclusions du concile de Chalcédoine fut l’objet même de la définition dogmatique. Cet objet devait être l’affirmation, et non l’explication, d’une vérité donnée. Les trois premiers conciles se sont conformés à cette règle en proclamant la divinité de Jésus-Christ, la divinité du Saint-Esprit, et l’union de la divinité à l’humanité en Christ, Les vérités essentielles, qui forment l’économie dogmatique des mystères du christianisme, c’est-à-dire, la Trinité, l’Incarnation et la Rédemption, traient complétées par les définitions des trois conciles. Rompant avec cette règle, on vit le concile de Chalcédoine entrer dans la voie des explications et chercher il déterminer les circonstances ou les modalités de l’incarnation, ou de l’union de la divinité et de l’humanité en Christ. Or, à aucun moment, l’explication d’un fait dogmatique ne peut faire l’objet d’une définition ou la matière d’un dogme. Les explications ne servent qu’à fournir la matière des études. C’est aux écoles et aux docteurs, et non pas aux conciles œcuméniques, qu’incombe le soin d’expliquer les dogmes. L’autorité de l’église universelle ne peut exercer le rôle d’une faculté scholastique.
XXIII. LA PROFESSION DE FOI
Dès les premiers siècles, la profession de foi de chaque église s’énonça par une formule officielle: le symbole ou credo. L’église latino-catholique conserve encore dans sa liturgie un symbole bref, connu sous le nom de symbole des apôtres, mais dénué de tout caractère de déclaration officielle en matière de foi. Les conciles et les papes l’ont remanié plus d’une fois, à seule fin de l’adapter aux dogmes qu’ils ont créés au fur et à mesure de leurs besoins. Le concile du Vatican, en 1870, y a même ajouté de nouvelles expressions. Mais c’est surtout le concile de Trente, qui a élargi le plus le domaine des canons dogmatiques. Il a fait de toutes les opinions théologiques et scholastiques, autant de dogmes rigides, qu’il a imposés, et auxquels on est tenu de croire sous peine d’anathème; et tout cela dans le but exclusif de renforcer l’autorité papale. De sorte que le catholique l’omain, encerclé de tous côtés, ne peut aujourd’hui trouver ni une issue, par ou peuvent se faire jour ses opinions personnelles, ni un champ libre pour élargir l’horizon de ses études. Que dis-je ? la pensée même lui est interdite. Il doit renoncer au raisonnement, voire même à l’exercice naturel de son intelligence, car il ne peut faire un pas sans rencontrer, en chemin, l’inévitable canon dogmatique, qui l’arrête dans ses recherches, Le récent syllabus, dirigé contre les Modernistes, n’est que la mise au point de cette situation sans issue. Sous le nom de modernistes, il frappe tous les hommes de science ainsi que les ecclésiastiques érudits, qui cherchent à rompre le cercle étroit des canons concilaires et des décisions papales. On peut dire que la dernière encyclique de Rome a prononcé définitivement le divorce entre son église et la science. Or, rien de tout cela ne pouvait avoir lieu au sein de l’église arménienne. Certes, elle a eu, elle aussi, ses conciles nationaux, et les décisions en matière doctrinale ne lui ont pas fait défaut, Toutefois, elle n’a jamais émis la prétention de leur donner force de dogmes, ni de condamner comme hérétiques et schismatiques ceux qui ne se conformeraient pas à l’enseignement de ses doctrines. Tous les points doctrinaux, qui établissent une ligne de démarcation entre l’église arménienne et les autres églises, et qui ne.cherchent point à empiéter sur ces dernières, sont autant d’exemples qui corroborent notre assertion, L’église arménienne ne reconnait qù’aux conciles effectivement œcuméniques, l’autorité de prononcer des définitions dogmatiques, c’est-à-dire aux assemblées où toutes les branches du christianisme réunies tombent d’accord sur un principe révélé. Cette unanimité ne s’est plus reproduite depuis la scission du cinquième siècle, et nous devons ajouter qu’elle ne pourra se renouveler aussi longtemps que dureront les contestations qui divisent les églises. Le symbole adopté par l’église arménienne, celui des offices, est la formule athanasienne, qui vit le jour pendant le concile de Nicée, Il contient presque exclusivement le dogme de l’incarnation qui s’est conservé sans modification ni addition. Cependant cette même église possède un second symbole, rédigé plus tard, qui figure dans le rituel. Il est prononcé par les ministres du culte à l’occasion de leur ordination; mais il ne diffère du premier que par des formules paraphrasées, dont la principale concerne les natures en Jésus-Christ. Cette formule a été jugée nécessaire pour repousser l’imputation d’eutychianisme, jadis forgée malicieusement ou inconsidéremment contre l’église arménienne. La paraphrase en question consiste dans l’expression une nature unie (en arménien: Miavorial mi bnouthiun). Eutychès parlait du mélange et de la confusion des deux natures, pour aboutir à l’unité individuelle du Christ ; tandis que l’unité de nature ou le monophysitisme, admis par l’église arménienne, est identique à la formule cyrillienne ou éphésienne: Une nature du Verbe incarné. Si dans le mystère de l’incarnation, la divinité et l’humanité, c’est-à-dire les deux natures, avaient conservé la dualité, cette circonstance eût fait perdre à la passion de Jésus-Christ son caractère théandrique, et à la rédemption sa raison suffisante. Dès lors, on serait tombé dans la doctrine de Nestor. De toutes les espèces d’unions qui peuvent, je crois, servir de comparaison à l’union surnaturelle en Christ, celle de l’âme et du corps satisfait le mieux notre esprit. Car on ne saurait nier l’unité de la nature humaine, malgré la distinction de l’âme et du corps. C’est donc le monophysitisme du concile d’Éphèse, bien différent de celui d’Eutychès, que soutient l’église arménienne. Le nom de ce dernier est officiellement et solennellement anathématisé par l’église, au même titre que les noms d’Arius, de Macédon et de Nestor. On ne saurait donc l’accuser d’eutychianisme, sans encourir le reproche d’ignorance ou de mauvaise foi. En ce qui concerne les différences qui séparent l’église arménienne de l’église gréco-orthodoxe, elles résident uniquement dans le rejet par la première du concile de Chalcédoine et dans la non-reconnaissance des conciles suivants. Sur tous les autres points dogmatiques, les deux églises sont en parfait accord. Car il convient de faire remarquer que si les conciles dont il s’agit n’ont point été reconnus par cette église, néanmoins les points qui y ont été définis ne furent pas rejetés ipso-facto. Ainsi, la condamnation des Trois-Chapitres prononcée par le cinquième concile, qui n’était qu’un retour aux décrets d’Éphèse, peut être considérée comme favorable à la doctrine de l’église arménienne. La question du monothélisme, traitée au sixième, fut par contre une répétition du système chalcédonien. Le culte des images, traité au deuxième concile de Nicée ne visait qu’un point ayant plutôt un caractère cérémonial que doctrinal. Sans être absolument banni par l’église arménienne, ce culte a touiours été limité dans une étroite mesure. Les statues en sont exclues, en souvenir de l’antique idolâtrie. Pour ce qui concerne les peintures et les bas-reliefs, on les soumet à la bénédiction et à l’onction du saint-chrême, afin de les différencier des objets d’art ordinaires; et ce n’est qu’après leur consécration qu’ils sont placés sur les autels. Contrairement à l’usage des autres communions, qui ornent d’icônes l’intérieur de leurs maisons, l’Arménien n’a chez lui aucune image de sainteté. Quant à l’expression des dogmes, cette église s’en tient strictement aux formules anciennes; elle n’admet donc pas plus l’addition du Filioque, le jugement particulier, les peines de purgatoire, la vision béatifique immédiate, que la transsubstantiation, les indulgences et la théorie papale. Toutes ces innovations n’ont pu prévaloir dans le monde latin que par une interprétation abusive des usages de l’église primitive. C’est la simplicité et un minimum de charges que l’église arménienne préfère en matière de dogmes. Le grand principe énoncé par un des docteurs de l’église occidentale, mais qu’elle a oublié, a été et reste toujours le mot d’ordre de notre église. La formule Unitas in necessariis y est réduite à la plus stricte nécessité; la Libertas in dubiis y est appliquée dans sa plus large acception; et ce n’est que sur ces bases indiquées par le bon sens qu’il serait possible, pensons-nous, d’assurer à l’église universelle la Charitas in omnibus.
XXIV. L’ESPRIT DE TOLÉRANCE
L’église latino-catholique, dont l’esprit d’exclusivisme est connu, proclame cet axiome intolérant, que hors de l’église romaine il n’y a point de salut éternel. L’église gréco-orthodoxe, de son côté, refuse d’admettre les sacrements administrés en dehors de ses usages, si bien qu’elle en est arrivée à recourir au rebaptême et à la réordination. De sorte que ces deux églises, qui ont adopté les noms pompeux de catholique et d’œcuménique, comme preuve de leur universalité, sont, par le fait, isolées et retranchées dans le cercle de leur individualité. Cette intolérance n’est nullement dans l’esprit de l’église arménienne, qui ne saurait admettre qu.une église particulière ou nationale, si vaste soit-elle, puisse s’arroger le caractère d’universalité. Elle soutient, que la véritable universalité ne peut exister que dans le groupement de toutes les églises, autour du principe: Unitas in necessariis, où se résument les principes fondamentaux du christianisme. Cette condition une fois admise, chacune est libre de varier sur les points secondaires. Ces principes, l’église arménienne les réduit il la plus stricte signification. Elle n’admet comme nécessaires que les définitions dogmatiques des trois premiers conciles cecuméniques, définitions qui remontent à une époque, où les églises particulières gardaient encore entre elles leur unité et leur communion respective. De sorte que toute église qui reconnaît les dogmes de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, peut, suivant son opinion, faire partie de l’église universelle, et, à ce titre, elle confère à ses fidèles le droit au salut éternel. Toutes conservent entre elles la communion in Spiritualibus, où s’exalte l’union de la foi et de la charité, réclamée pour l’unité du christianisme. Les autres points, concernant la doctrine ou la croyance, peuvent être admis ou rejetés, soit à la suite de la décision d’un concile particulier, soit en vertu de l’autorité des docteurs, sans qu’il en résulte aucun inconvénient pour l’intégrité de l’unité universelle. Car tous ces points ont un caractère secondaire, comme nous l’avons déjà dit. Ils n’ont que la valeur de simples articles de doctrine, dénués de force dogmatique, et par suite relevant du libre examen. Il suffit, que l’opinion adoptée ne soit pas en contradiction avec les dogmes sanctionnés par les trois conciles. Les églises particulières, en suivant des systèmes différents, ne sauraient donc être exclues de l’unité universelle; on ne saurait non plus leur reconnaître le droit d’imposer aux autres leurs doctrines. Notre dessein en écrivant ces lignes, où s’affirme avec éclat le libéralisme théologique et ecclésiastique de l’église arménienne, est de préparer au christianisme une voie pour l’avenir. Cette prétention apparaîtra légitime, si l’on songe que son esprit est conforme à celui des temps présents; c’est ce que reconnaîtra tout homme de bonne foi. On ne saurait nier que ces principes ne forment l’unique moyen de réconcilier avec les tendances de notre époque, l’éternel héritage du Christ. Il convient d’ajouter que l’esprit de tolérance et de libéralisme, qui fait le fond de l’église arménienne, s’est souvent tourné contre elle. Il a facilité le prosélytisme étranger parmi ses fidèles. Ce fait a été constaté, non seulement à l’époque du moyen âge, mais également de nos jours. On sait quel a été le succès des missionnaires catholiques et protestants, qui sont arrivés à créer parmi les Arméniens des communautés séparées. Comme on l’a vu dans la partie historique, cette facilité de passer d’une communion à l’autre est due à l’éducation spéciale de l’Arménien, nourri dans le respect des croyances d’autrui. Dans son enfance il n’a jamais entendu dire que l’humanité, qui vit hors de son église, doive pour cela être privée du salut éternel; il n’a jamais été menacé des châtiments de la vie future, dans le cas où il romprait avec l’église nationale, Pour s’assurer le salut éternel, il sait qu’il suffit que ses œuvres soient bonnes, et sa conduite conforme à la morale évangélique. Cette large compréhension de l’idée chrétienne l’a induit, plus d’une fois, à embrasser indifféremment des professions de foi étrangères, toutes les fois qu’il a jugé que ses intérêts matériels pouvaient se concilier avec celui de son salut. C’est en profitant de cet état d’esprit que les missionnaires étrangers sont arrivés à ébranler l’édifice de l’unité arménienne. Ce n’est pas que l’ég]ise ne se soit aperçue des facilités, qu’elle donnait ainsi au prosélytisme étranger. Elle s’est rendu compte des effets désastreux qui découlent de ses principes de iolérance ; mais, malgré cette amère expérience, elle a voulu rester fidèle à ses maximes sacrées de libéralisme théologique et ecclésiastique; elle les a gardées et les gardera intactes dans l’avenir. Ce sera pour elle un beau titre de gloire, si jamais elle offre au christianisme la possibilité d’une réconciliation toujours probable.
XXV. LA DOCTRINE SACRAMENTAIRE
C’est un fait acquis dans l’histoire ecclésiastique, que le nombre des sacrements n’a été fixé au chiffre de sept qu’au milieu du XIIe siècle, et cela par le fait des scholastigues, qui se sont évertués à faire prévaloir ce nombre. Cependant ni les saints-pères ni les docteurs anciens n’en font mention. Les plus anciens ne parlaient que de deux sacrements; successivement on les a fait monter à douze. La plus ancienne définition fixant ce chiffre de sept remonte au concile de Florence, au xve siècle. Les Arméniens en ont eu la révélation par les missionnaires latins. Il est donc évident que les sept sacrements constituent moins un dogme qu’un simple article de doctrine. Il est bien quelque peu question aussi chez les Arméniens de sept sacrements, mais d’une manière si vague, qu’ils auraient quelgue peine à les préciser tous, s’ils le tentaient. Ce qu’on appelle extrème-onction n’est point en usage; les quelques tentatives qui ont été faites pour l’introduire dans l’église, n’ont guère eu de succès. La prétention, émise, de remplacer l’onction par les prières des agonisants, ne saurait satisfaire raisonnablement aux conditions essentielles exigées pour les sacrements. On voit donc que la doctrine des sept sacrements ne saurait être adoptée par les Arméniens. Sauf l’extrême-onction, tous les autres sont administrés dans l’église arménienne. Voici quelques renseignements a ce sujet. Le baptême est donné aux enfants par immersion complète et horizontale ; cependant, dans le cas de force majeure, la validité du baptême par infusion n’est pas exclue. La confirmation, ou saint-chrême, est administrée conjointement avec ce sacrement par le prêtre baptisant et l’enfant baptisé est admis immédiatement à la communion labiale. c’est-à-dire, gue la sainte particule est mise en contact avec la langue. Ces trois sacrements sont administrés simultanément, et c’est dans leur ensemble que réside l’intégrité du baptême. Ainsi, ni l’usage de la première communion, ni celui de la confirmation retardée et administrée par l’évêque, ne sont connus. La communion est administrée sans distinction d’âge, sous les deux espèces, au moyen de particules d’hostie trempées dans l’espèce du vin. L’hostie est faite d’un pain azyme, non fermenté, suffisamment épais, préparé et cuit par les prêtres le jour même de la messe; il est de forme circulaire et estampillé du signe de la croix et de quelques ornements. Le vin doit être pur, c”est-à-dire, sans addition d’eau. L’hostie de consécratlon est toujours unIque, et son volume proportionné au nombre probable des communiants. Ceux-ci se tiennent debout, quand le prêtre dépose sur la langue des particules détachées de l’hostie détrempée. L’usage s’est conservé de garder dans les églises des particules desséchées pour les malades et pour tous ceux, qui, par exception, voudraient communier hors de la messe. Elles sont conservées convenablement dans une niche latérale, pratiquée dans l’abside, sans aucun apparat de tabernacles où de lampes allumées. Le sacrement de la pénitence ou confession a lieu suivant une formule gcnérale, par l’énonciation des principaux péchés, et le confesseur s’abstient d’entrer dans les détails et surtout d’entamer un interrogatoire. Ordinairement, on laisse passer un délai de quelques jours entre la confession et l’absolution, afin de permettre à ce dernier de se préparer convenablement a la communion, qui suit immédiatement l’absolution. Le sacrement des ordres est conféré par l’imposition des mains et par la collation des insignes propres à chaque ordre. L’onction est donnée au Presbytérat, à l’épiscopat et au catholicosat.Les ordres du sacerdoce étaient autrefois au nombre de quatre, conformément à la tradition orientale; mais ils furent portés à sept au temps des croisades, sous l’influence des idées de l’Occident; seulement le sousdiaconat est regardé toujours chez les Arméniens comme un ordre mineur, tandis que les Latins le considèrent comme un ordre majeur ou sacré. L’épiscopat et le catholicosat sont distincts du simple sacerdoce. Les sept ordres sont conférés par l’évêque, l’épiscopat par le catholicos assisté de deux évêques, et le catholicosat par douze évêques. Le doctorat théologique, ou grade de vardapet, revêt la forme d’un ordre. Il se divise en deux classes: le doctorat mineur ou particulier (masnavor), et le doctorat majeur ou suprême (dzaïrakouyn) qui jouit de privilèges équivalant à ceux de l’épiscopat. Les doctorats ne peuvent être conférés que par les évêques investis du doctorat suprême. Le rite est suffisamment long, et comprend les épitres, les évangiles et de nombreuses lections de prophètes. Le sacrement du mariage est connu sous le nom de sacrement de la couronne (psak), dont le ministre compétent est le prêtre, qui bénit sur une autorisation de l’évêque. Le divorce est canoniquement admis et prononcé par l’autorité catholicosale ou patriarcale. Les cas de nullité sont réglés d’après les principes généraux de la validité et de la légalité des actes, à l’exclusion de toute condition arbitrairement établie. Les cas d’empèchement sont ceux qui ont été définis par les canons des anciens conciles. Tels sont les points doctrinaux concernant les sacrements; quant à ceux qui ont un caractère disciplinaire et liturgique, ils seront traités dans des chapitres spéciaux.
XXVI. PRÉCISION DANS LA DOCTRINE
On a objecté que l’église arménienne manque de précision dans l’énonciation de sa doctrine, et que ses docteurs et ses livres de catéchisme se contredisent parfois. Nous ne voulons pas examiner jusqu’à quel point cette objection est fondée. Néanmoins nous sommes prêts à en reconnaître la valeur. Cet aveu, loin d’affaiblir notre point de vue, constitue au contraire un argument de plus en faveur de son esprit libéral théologique, Nous avons déjà prouvé que si ses dogmes sont peu nombreux, par contre son domaine doctrinal est vaste, et que les différences doctrinales ne sauraient créer un obstacle au point de vue de l’union, On sait par expérience combien l’esprit du siècle et les circonstances de temps exercent d’influence sur les opinions et l’enseignement en général, Les opinions et les enseignements ecclésiastiques, n’ont pu échapper à cette règle; qu’on le voulût ou non, tous, pasteurs, docteurs, ministres et fidèles ont dû la subir, et par suite, la doctrine elle-même s’en est ressentie, Cette théorie une fois acceptée, on admettra que toute doctrine surchargée sous l’influence des circonstances actuelles puisse éventuellement perdre tout ce qu’elle a d’occasionnel. Ne serait-il donc pas de prudence élémentaire de laisser une voie ouverte à l’évolution naturelle des choses. Là serait, perisons-nous, le salut suprême de la religion. Le principe de la distinction entre les dogmes et les doctrines, de l’immutabilité des uns et de la mutabilité des autres, nous conduit, par illation logique, à proclamer le système de la voie ouverte, c’est-à-dire, d’une part à préconiser la restriction en matière de dogme, et de l’autre la liberté en matière de doctrine, Grâce à ce système, l’église peut garder la stabilité qui lui est nécessaire, sans qu’elle ait besoin pour cela de s’opposer aux tendances du progrès intellectuel. Elle évite ainsi l’accusation de combattre la science, et l’on cesse de voir en elle le défenseur attitré des idées rétrogrades . A vrai dire, on n’a que trop justifié ce grief par le zèle à dogmatiser toute doctrine, à réduire toute opinion en formule obligatoire, à arrêter net toute discussion . C’est dans cette voie que s’est engagée précisement l’église romaine, surtout depuis le concile de Trente, où l’on a défini, fixé et décrété toute opinion doctrinale ecclésiastique. Cette ceuvre a été completée par les Syllabus des papes et par les incompréhensibles décrets du concile de Vatican, si bien que les docteurs et les fidèles de cette église doivent renoncer même à la faculté de la réflexion; ils doivent se soumettre aveuglement à la pensée des théologiens et des évêques du XVIe siècle. Nous ne saurions cependant reprocher à ces derniers d ‘avoir été de leur temps ; leur seuI tort a été de dogmatiser des idées et de simples opinions, de façon à fermer à jamais à la postérité la porte de la pensée. Il n’est pas téméraire de croire que si ces hommes du seizième siècle revenaient parmi nous, ils penseraient autrement qu’ils ne l’ont fait. Mais revenons à l’église arménienne. Les différences que l’on constate chez les docteurs et dans les catéchismes proviennent prccisément de cette évolution et de l’influence des circonstances. L’église arménienne, elle même, si attachée qu’elle soit aux traditions primitives, n’a po rester entièrement réfractaire à ces influences. Il ne nous répugne pas même d’avouer quelle était plus sujette qu’aucune autre à varier , dépourvue qu’elle était depuis de longs siècles des avantages que le progrès continu a apportés il la société humaine. Bouleversée par les changements politiques des pays orientaux, ballottée par les courants contraires, elle a dû subir le choc et l’eft’et de ces influences contradictoires. Effectivement, elle a subi tantôt l’influence grecque, tantôt l’influence latine; elle a cté contrainte, soit par force et prépotence, soit par illusion et espoir, à adopter des points de vue et des enseignements qui lui étaient étrangers. Des particularités, plus ou moins étranges et ctrangères, se sont introduites presque insensiblement dans ses usages, dans ses rites et dans ses opinions. Nous ne nions point que certains patriarches et docteurs n’aient émis des idées peu conformes à la tradition ancienne. Toutefois ces idées n’ont engagé que leur personne, et le désaccord, qu’elles révélaient, ne pouvait vicier le dogmatisme fondamental de l’église, qui ne saurait varier. Certaines opinions, autrefois admises, ont pu être rejettes, mais comme elles n’avaient qu’une valeur tout au plus doctrinale, elles étaient sujettes a modification. Il est naturel qu’ayant subi les fluctuations des temps écoulés, elles subissent encore celles des temps à venir. Cela ne saurait empêcher que l’église ne reste invariablement identique à elle-même dans son essence et inébranlable sur ses bases. Telle est la situation que préfère l’église arménienne. A y regarder de près, on découvrira que les autres églises ne se trouvent pas dans une situation difl:’érente ; car elles ne sont pas sans avoir subi quelques changements. On aurait tort de croire que l’église romaine actuelle est identique à celle des siècles des illvestitul’es et de l’inquisition. Mais elle s’obstine à ne rien voir. Elle subit des faits qui la gênent dans son action, car elle est en contradiction avec elle-même. Cette obstination à nier le fait mériterait d’Etre qualifiée d’acte Contre la conscience, et par suite, dangereuse à la cause elle-même. Telles sont nos explications à propos des observations formulées au sujet de la doctrine de l’église arméIlienne. Elles démontrent à souhait que son système s’inspire du plus pur libéralisme chrétien. Tel qu’il est, il offre la base d’une méthode qui devrait être suivie et préférée par les vrais amis de l’église du Christ. De l’isolement où elle est et de l’état d’humiliation qui est son partage depuis des siècles, on aurait tort de conclure contre elle. La vérité n’est pas dans le nombre ; l’évangile est là pour témoigner que c’est au pusillus grex que le Père Céleste promit son héritage.
REGIME
XXVII. ORGANISATION HIÉRARCHIQUE
D’après les principes de l’église arménienne, l’autorité suprême réside dans les conciles œcuméniques constitués par les corps hiérarchiques des églises particulières. Elle s’exerce souverainement en matière de dogmes. Les questions disciplinaires ne viennent qu’en second lieu. Elle croit que les canons dogmatiques sont essentiellement obligatoires pour toutes les églises; tandis que les canons disciplinaires, gui servent de base aux rapports interecclésiastiques, sont susceptibles de varier dans leur application à chaque église en particulier, selon les circonstances. Elle admet également que les églises particulières puissent varier, touchant les points secondaires de la doctrine et la manière d’expliquer et de concilier les dogmes. Elle professe que l’autorité suprême des conciles œcuméniques n’a pu s’exercer que dans les trois premiers conciles; et que cette autorité n’a plus eu occasion de s’affirmer depuis, à cause des dissentiments survenus cntre les églises. Elle ne croit pas qu’elle puisse s’exercer à l’avenir à cause de l’improbabilité d’une réconciliation. A l’occasion de la convocation du concile du Vatican, l’église romaine lança une invitation de pure forme; sans doute, c’était pour sauver les apparences, car pour qu’elle fût canonique, elIe aurait dû, au préalable, se mettre d’accord avec les autres églises sur les points à discuter, afin de préparer un terrain d’entente, Mais cet acte de convocation n’a été, à proprement parler, qu’une mise en demeure d’avoir à s’incliner devant ses prétentions, Certes, ce procédé n’était pas de nature à faciliter les préliminaires d’une réconciliation sincère et loyale, Pour compléter ce que nous avons dit dans la partie historique, à savoir, que les églises des diverses provinces s’étaient groupées pour former des églises nationales ou des patriarcats, nous ajouterons que ces groupements résultèrent uniquement de la situation politique des divers pays, Au début, les trois sièges patriarcaux qui s’établirent dans le monde gréco-romain furent répartis d’après la division administrative, qui alors était en vigueur, Rome était la capitale de l’empire et le centre administratif de toutes les provinces de l’Occident, Les royaumes des Ptolomées et des Séleucides, qui, à l’époque de l’expansion du christianisme, se trouvaient incorporés à l’empire romain, étaient érigés en préfectures et avaient pour capitales Alexandrie et Antioche, Conformément à cette division, trois patriarcats furent créés à Rome, à Alexandrie et à Antioche, distincts et indépendants l’un de l’autre. En outl’e, il y avait des préfectures mineures à Césarée, à Ephèse et à Héraclée pour les provinces du Pont, de l’Asie et de la Thrace; parallèlement à cette division, des exarchats ecclésiastiques furent créés dans ces trois villes. Ces derniers ne perdirent leur autonomie qu’après le transfert de la capitale de l’empire à Constantinople, oû se forma à cette occasion un quatrième patriarcat. Quant à celui de Jérusalem, il ne fut créé que pour faire honneur à la Ville-Sainte. A cette fin, le concile de Nicée détacha d’Antioche les deux provinces de la Palestine, qu’il lui Incorpora. On croit, bien à tort, que les quatre patriarcats de l’Orient se confondent avec l’église grecque. Il n’en est rien. Seul le patriarcat de Constantinople représente l’église nationale de cette nation. Le siège d’Antioche appartient à la nationalité syrienne ; celui d’Alexandrie à la nationalité égyptienne; celui de Jérusalem est palestinien. Il est vrai que la domillation Macédonienne avait laissé de nombreuses traces dans ces régions, et que la Syrie et l’Egypte s’étaient hellénisées jusqu’à un certain point. Mais il n’y avait là qu’un changement de surface; car dans les couches profondes des populations indigènes l’esprit national était resté intact. Les raisons politiques, qui avaient déterminé la répartition des patriarcats dans le monde gréco-romain, motivèrent la création d’autres patriarcats autonomes dans les pays qui étaient en dehors de l’empire et qui avaient reçu la prédication apostolique comme l’Arménie, la Perse et l’Ethiopie. L’église de Perse porta le nom de Ctésiphon ou de Séleucie; elle est représentée de nos jours par le patriarcat de Babylone des Chaldéens. Celui d’Ethiopie se trouve provisoirement incorporé au patriarcat égyptien d’Alexandrie. Nous n’ajouterons rien aux indications que nous avons données précédemment, concernant le patriarcat arménien. Nous les complèterons cependant en disant, à propos de la nature et de l’étendue de sa juridiction, que le principe politique et territorial, qui, à l’origine, avait présidé à la constitution des patriarcats, devait nécessairement déterminer les 1imites du siège d’Arménie, d’après celles de ce royaume, qui se composait alors de l’ Arménie Majeure. Ce qu’on devait appeler par la suite Arménie Mineure, se rattachait alors à la préfecture du Pont, et relevait par conséquent de la juridiction de l’archevêque de Césarée, et, plus tard, de celle du patriarcat de Constantinople. Par contre, la Géorgie et l’Albanie Caspienne, qui à l’avènement du christianisme, étaient soumises à la domination arménienne, passaient à la juridiction de son patriarcat. Ce principe de stricte territorialité fut rigoureusement appliqué par toutes Ies juridictions ecclésiastiques des premiers temps de l’Eglise. En vertu de ce principe il ne pouvait y avoir qu’un seul évêque par diocèse, et tous les chrétiens, sans distinction de nation ou d’orig-ine, lui étaient soumis. Cette règle n’a commencé à perdre de sa force que lorsque les églises particulières, rompant toute relation entre elles, commencèrent à se refuser réciproquement la communion in divinis. De là, la nécessité d’installer des prêtres et des évêques différents dans le même diocèse, suivant la diversité des croyances et des rites propres à chaque groupe de population.Cet usage tendit à se généraliser de pIus en plus du temps des croisades. A côté des évêques grecs et syriens des pays conquis, on vit s’installer des évêques latins. Dès lors l’antique règle, qui présidait au système de juridiction territoriale, fut totalement négligée ; chaque église particulière, qui se distinguait des autres par ses croyances ou ses rites, voulut avoir son évêque. C’est ce qui explique cette anomalie de diocèses ayant à leur tête jusqu’à sept ou huit évêques, qui portent. uniformément le même titre. Par la suite, le principe de juridiction ecclésiastique mit à profit le droit de conquête. Les pays qui n’avaient pas reçu le christianisme au siècle apostolique, mais qui furent évangélisés par une église préexistante, passèrent à la juridiction de cette dernière. C’est par l’apostolat que l’église de Constantinople a établi sa suprématie sur les pays Balkaniques et sur la Russie; que l’église de Rome a établi la sienne sur la Germanie, la Bretagne et la Scandinavie, comme, plus tard, sur les deux Amériques et l’ExtrêmeOrient. Là est la raison principale du vaste développement, à travers le monde, de la juridiction de l’église latine, ou patriarcat de Rome, dont l’influence agrandi en proportion du progrès social de l’Occident. Mais il est arrivé que cette extension de puissance et d’influence a entraîné des abus qui ont amené la Réforme, et du coup une bonne partie de son domaine s’est soustrait à sa juridiction. On doit s’attendre à de nouveaux morcellements. Les mesures de répression prises en dernier lieu contre ceux qu’on désigne sous le nom de Modernistes lui vaudront probablement encore de retentissantes désaffections. En dépit de l’expérience du passé, la papauté ne cesse d’affirmer impérieusement son ingérence intellectuelle et son intervention politico-administrative sur la partie du monde qui relève de son autorité. Elle s’ingénie imprudemment à restreindre de plus en plus l’action administrative des autorités subalternes, en abrogeant ce qui reste des anciens droits des églises gallicane, hongroise, ambrosienne, mozarabique et orientale; elle réduit les ordinaires des diocèses au rôle de simples vicaires. Qu’il y a loin de cette conception au principe de l’église gréco-orthodoxe, qui veut que chaque nation ou peuple, politiquement indépendant, jouisse ipso facto des droits et privilèges reconnus aux églises autocéphales. Ces droits confèrent l’autonomie administrative et une voix dans les définitions dogmatiques. Anciennement, chaque église autocéphale était administrée par un patriarche ou exarque investi de l’autorité suprême, mais la Russie, la première, sous Pierre le Grand , a remplacé le sien par un synode permanent; cet exemple a été imité par les autres états orthodoxes; de sorte qu’aujourd’hui la Grèce, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro et la Bulgarie possèdent chacune leur synode national. Nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons dit de l’église arménienne à cet égard, sinon que malgré la dispersion de ses fidèles à travers le monde et la création des sièges subalternes des deux catholicosats et des deux patriarcats, la juridiction d’Etchmiadzine ne cesse de s’étendre sur l’église entière.
XXVIII. LA HIERARCHIE ARMÉNIENNE
- L’ordre hiérarchique comprend en général les quatre degrés suivants:
1″ le patriarche suprême ou catholicos ;
2″ le patriarche ou catholicos particulier, exarque ou primat;
3″ l’archevêque ou métropolitain;
4″ l’évêque. Les chorévêques ne sont que de simples vicaires forains.
Nous avons dit que les patriarches suprêmes sont à la tête des églises particulières indépendantes. Celles de leurs parties intégrantes, qui, par suite de certaines circonstances, ont obtenu le droit ou le privilège de se constituer en église spéciale, sont administrées par un chef subalterne, dont le pouvoir a un caractère autonome, mais non indépendant. Leur situation peut être comparée à celle d’un prince vassal à l’égard de son suzerain. Comme nous l’avons indiqué plus haut, leur titre varie selon les pays et les usages locaux. Parmi eux, on peut constater une certaine différence de privilèges et d’attributions, mais cette différence n’affecte point cependant le caractère général de leur situation hiérarchique. Les évêques d’une même province ont à leur tête un métropolitain, c’est-à-dire l’archevêque du chef-lieu, qui ne possède d’autre attribution que de les convoquer, quand un intérêt commun le requiert. Les évêques portent le nom de suffragant à l’égard du métropolitain, mais, de fait, ils jouissent de toutes les prérogatives de la juridiction ordinaire. Appliquons maintenant ces données générales à l’église arménienne. Le patriarche suprême ou catholicos de tous les Arméniens réside actuellement à Etchmiadzine, près Erivan, où fut jadis la résidence originaire, et où il est revenu après maintes pérégrinations. Il possédait jadis deux sièges de second ordre: le catholicosat de Géorgie et celui de l’Albanie-Caspienne, qui n’existent plus. Le siège de Géorgie s’est séparé au VIle siècle, celui de l’Albanie-Caspienne a été aboli au commencement du XIXe, à cause de la fusion de la nationalité caspioalbanienne ou aghouane avec l’arménienne. Mais les circonstances ont créé par la suite d’autres sièges secondaires. Le transfert du siège suprême d’Aghthamar à Ani et de Sis à Etchmiadzime a donné lieu à la création de deux sièges, qui, à l’origine, avaient un caractère antipatriarcal mais dont la situation a été régularisée par la suite. Celui d’Aghthamar exerce sa juridiction sur les districts de Gavasche et de Schatakh dans le vilayet de Van, et sur le district de Khizan, vilayet de Bitlis. Ce siège, vacant depuis 1895, est administré provisoirement par un évêque. Le siège de Sis étend sa juridiction sur les diocèses de Cilicie et de Syrie. Actuellement, ceux-ci sont repartis entre les vilayets d’Adana, d’Alep, de Sivas, d’Angora et de Mamouret ul azize. Son dernier titulaire a été élu en 1902, après une vacance de huit ans, Le patriarcat de Jérusalem doit son origine à la vénération toute spéciale dont les chrétiens d’Orient entourent les Lieux-Saints. Sa juridiction s’étend sur le sandjak dont cette ville est le chef-lieu et sur celui du Liban, ainsi que sur les vilayets de Damas et de Beyrouth. L’Égypte et l’île de Chypre, rattachées autrefois au patriarcat de Jérusalem, relèvent aujourd’hui de Constantinople. Nous avons exposé dans un chapitre spécial l’origine du patriarcat de Constantinople, ainsi que les détails de sa juridiction spirituelle, qui embrasse, avons-nous dit, toute la Turquie à l’exception des régions relevant des patriarcats sus-mentionnés. Mais si, comme on l’a vu, son action spirituelle est limitée, par contre son autorité administrative et nationale s’étend sur la totalité des Arméniens sujets de la Porte. Les Arméniens qui habitent les états Balkaniques: la Grèce, la Roumanie, la Serbie, le Monténegro et la Bulgarie, pays qui faisaient autrefois partie de la Turquie, continuent encore à en relever spirituellement. Tels sont les quatre sièges de second ordre, qui constituent la hiérarchie ecclésiastique arménienne. Ceux de Sis et d’Aghthamar portent le titre de catholicos, dont les patriarches de Jérusalem et de Constantinople sont privés. Ce titre comporte certains privilèges, notamment la consécration du saint chrême et l’ordination des évêques. Il est à noter que, de ces quatre sièges, il en est trois dont les limites correspondent approximativement aux circonscriptions des patriarcats de fondation gréco-romaine. Ce sont ceux d’Antioche, de Jérusalem et de Constantinople respectivement. Il n’y a point, à vrai dire, dans cette église de province ecclésiastique avec métropolitain et suffragants. Néanmoins, en Turquie, les évêchés des villes principales portent le titre d’archevêchés et les diocèses du Caucase, qui sont très vastes, possédent dans les villes principales des vicaires, qui peuvent être considérés comme des suffragants. Puis viennent les évêques, qui se classent au quatrième degré de la hiérarchie. Le nombre et la division des diocèses ont été déterminés au fur et à mesure des besoins et non à la suite d’une distribution préconçue. En Turquie, le patriarcat de Constantinople possède quarante-cinq diocèses ; le catholicosat de Sis en a treize, le catholicosat d’Aghthamar deux, et le patriarcat de Jérusalem cinq. La Russie entière est divisée en six grandes éparchies, subdivisées en dix-neuf diocèses. La Perse a deux éparchies, ou sont comprises les Indes et l’île de Java. Les colonies de l’Europe et de l’Amérique fol-ment deux diocèses distincts. L’Égypte, la Roumanie et la Bulgarie sont au nombre des diocèses de Constantinople. Ajoutons que ceux de la Perse, de l’Europe et de l’Amérique se rattachent directement à Etchmiadzine. Notons, en outre, que les chefs ordinaires des diocèses arméniens ne sont pas toujours des évêques consacrés ; l’église admet que des archimandrites ou des docteurs de la classe suprême assument les fonctions de chef diocésain.
XXIX. DES ATTRIBUTIONS ECCLÉSIASTIQUES.
Les attributions afférentes à chaque grade hiérarchique et aux ordres ecclésiastiques sont organisées d’après le régime de la décentralisation. Chaque grade ou ordre jouit sans restriction d’une compétence réelle dans les limites de ses attributions, sauf contrôle de l’autorité supérieure. Le contrôle se produit toutes les fois que l’inférieur sent le besoin d’avoir des éclaircissements ou des conseils à propos d’un doute, ou pour trancher une difficulté; quand le recours est imposé par une ingérence étrangère; ou bien, lorsque le supérieur croit nécessaire d’intervenir pour un motif d’intérêt général ou pour prévenir un abus. Le droit d’appel est admis à tous les grades. L’évêque est le chef et l’administrateur ordinaire de son diocèse, avec compétence complète pour les affaires et les fonctions qui le concernent, Si le chef ordinaire du diocèse n’est qu’un simple archimandrite, il peut autoriser, mais non accomplir lui-même les ordinations. Le titre d’aratchnord (prélat), qui les distingue, est porté également par les ordinaires, qu’ils soient évêques ou archimandrites. Sa compétence est absolue sur le clergé, soit pour les autorisations, soit en matière de censures. Il juge en conseil les affaires de mariage avec cette restriction qu’il n’a pas le droit de prononcer les divorces. II accorde les dispenses suivant les cas et sur la base du pouvoir discrétionnaire . Le patriarche de Jérusalem est le gardien des Lieux Saints, ou pour mieux dire, des sanctuaires que les Arméniens y possèdent. II est le supérieur de la congrégation des Saints-Jacques (Srbotz-Hacobiantz), qui en a la garde. Les Arméniens y sont peu nombreux, et ne forment que de petites communautés éparses dans les diocèses de Jérusalem, de Jaffa, de Beyrouth et de Damas, bien qu’ils soient dépourvus d’organisation diocésaine. Le patriarche de Constantinople, en sa qualité de chef de la nation entière, exerce une action administrative sur soixante-cinq diocèses. Ceux, sur lesquels s’étend son autorité spirituelle, sont au nombre de quarante-cinq. Le diocèse épiscopal de Constantinople égale en étendue les limites de la préfecture de la Ville. Les prélats, à tous les degrés de la hiérarchie, exercent leurs attributions avec l’assistance de conseils spirituel et laïque, ou religieux et civil. Ils se bornent à exécuter leurs décisions, ou bien, dans certains cas, à appliquer des règles générales; ils s’arrogent aussi un pouvoir discrétionnaire dans certains autres cas. Les archiprêtres sont chargés de la surveillance spirituelle des églises paroissiales; mais ce qu’ on désigne ailleurs par droits attachés aux fonctions de curé, est commun à tous les prêtres. Chaque famille a son confesseur attitré, Tanérets ou Dsikhater (maître du foyer), qu’elle choisit elle même; il y remplit en même temps les devoirs de curé. Les permis de fiançailles et de noces sont délivrés par le prélat ordinaire du diocèse. Les fonctions dans les églises sont réglées d’un commun accord par l’archiprêtre et par l’éphorie, qui se compose de laïques élus par le suffrage populaire. Ce conseil administre la paroisse, ainsi que ses églises et ses écoles, et tous autres établissements d’utilité publique. Dans l’administration du sacrement de la pénitence ou de la confession, le système du permis spécial et des cas réservés y est totalement ignoré. Anciennement toute agglomération paroissiale était desservie par les prêtres de chaque église, groupés en association. Les honoraires et les aumônes recueillis étaient centralisés dans une caisse commune, puis répartis au pro rata entre l’archiprêtre, les prêtres, les diacres et les clercs. Cet usage est tombé depuis longtemps en désuétude, surtout dans les villes; aujourd’hui, chaque famille a son curé attitré, qui appartient à la paroisse. Les attributions spéciales des catholicos consistent dans la consécration des évêques et la bénédiction du saint chrême. La consécration s’opère suivant les circonstances, et la bénédiction du saint chrême a lieu tous les trois ou cinq ans. On en prépare une quantité suffisante pour les besoins de tous les diocèses. C’est un composé à base d’huile bouillie, avec un mélange de beaume et d’essence, où entrent quarante espèces de plantes et de gommes odoriférantes. On y ajoute un litre environ du saint chrême prélevé sur une préparation antérieure, pour qu’il reste quelque chose du premier saint-chrème, qu’on prétend être celui qui fut béni par Jésus-Christ, et qui aurait été porté en Arménie par les apôtres. Si le fait n’est pas historiquement prouvé, on demeurera d’accord cependant qu’il ne laisse pas d’être significatif. Ce privilège de consécration et de bénédiction est également exercé par les catholicos de Sis et d’Aghthamar dans les limites de leurs circonscriptions respectives. Le patriarches de Jérusalem et de Constantinople ne jouissent point de ce privilège. Ils reçoivent la consécration et le saint chrême du siège suprême d’Etchmiadzine. Mais il gardent le droit de désigner eux-mêmes les candidats à l’épiscopat.
DISCIPLINE
XXX. LE CLERGÉ ET LE CELIBAT
Le clergé se divise en deux catégories bien distinctes : le clergé régulier célibataire, et le clergé séculier marié. Ce dernier se compose effectivement d’hommes mariés et pères de famille, vivant dans le monde. Il est de rigueur que le mariage précède leur ordination au diaconat. Une fois veufs, les diacres et les prêtres ne peuvent se remarier qu’à la condition de quitter l’habit et de sortir des rangs du clergé. En prenant ce parti ils n’encourent aucun blâme, et leur honorabilité n’en souffre aucunement. Par contre ceux qui convolent en secondes noces, ou qui se marient à une veuve, sont exclus du sacerdoce. Ordinairement on laisse passer un délai d’un an au moins entre le mariage et l’ordination; les candidats doivent être âgés de trente à cinquante ans. Les exceptions à cette règle sont rares., Les attributions du clergé marié embrassent tout ce qui a rapport à la direction spirituelle des âmes. Il administre les sacrements et assume le service quotidien des offices. Il s’occupe de l’assistance des malades et des pauvres, fait les enterrements, etc. Chez les Orientaux, l’obligation quotidienne de lire les offices et de célébrer la messe n’existe point; on ne sait ce que c’est qu’une messe basse. Les charges d’archiprêtre, de vicaire et de membre des conseils sont les seules accessibles au clergé marié. Le prêtre marié peut gérer un vicariat, en cas de vacance, mais :il n’est pas admis à postuler le doctorat, ni la dignité de l’épiscopat, à moins qu’il n’entre dans les rangs du clergé célibataire après veuvage. Bien que cette restriction ait acquis, de nos jours, force de loi, elle est dénuée toutefois de valeur canonique et d’autorité ancienne. A l’examiner dans son essence, l’épiscopat n’est que la plénitude du sacerdoce, voué au service des à mes, et c’est là précisément la définition des devoirs qui incombent au clergé marié. Jadis les évêques se recrutaient parmi les archiprêtres, qui, alors, prenaient le titre de kahanaïapet, c”est-à-dire chef des prêtres du diocèse, de même que l’avaguérett (grand-prêtre ou archiprêtre) était le chef des prêtres d’une église donnée. Rien donc n’empêche que l’usage actuel, si répandu qu’il soit, ne puisse ttre remplacé par les mceurs de l’église primitive, et qu’on n’ouvre au clergé marié l’accès des hautes dignités ecclésiastiques. II y aurait à cela tout profit pour la nation; car le clergé marié sortirait d’un état d’infériorité, que rien ne justifie, et qui tient surtout à l’exclusion qui lui est imposée. Dans les conditions actuelles, les individus possédant quelque instruction sont, généralement, peu portés à embrasser une carrière pénible où les aspirations morales et les jouissances matérielles ne trouvent aucune satisfaction. II n’y a guère que les individus de condition modeste et de médiocre capacité, qui aspirent actuellement à la prêtrise. Telle est la raison de l’état d’infériorité où se trouve de nos jours le sacerdoce en Orient. II va sans dire, que les fidèles sont les premiers à souffrir de cet état de choses. Pour y remédier, pensons-nous, il suffirait de revenir aux anciens canons sur le recrutement de l’épiscopat. En élargissant le champ de promotion, la partie cultivée de la nation n’hésiterait plus à entrer dans les rangs du clergé marié. Cela contribuerait à le relever aux yeux des fidèles, ce qui lui permettrait de remplir dignement sa mIssIon conformément aux nécessités du siècle. Le clergé célibataire est formé principalement dans l’enceinte des monastères. L’institution monastique arménienne n’a rien de commun avec le système des ordres religieux de l’Occident. Chaque monastère forme une communauté indépendante. Les membres, volontairement soumis aux prescriptions d’un règlement canonique, ne se lient point par des vœux religieux. Le temps des anachorètes et des moines contemplatifs étant irrévocablement passé, aujourd’hui les monastères n’ont plus d’autre mission que de préparer le clergé célibataire aux fonctions sacerdotales. Ainsi les monastères de Sévan, sur le lac de Gueuktchaï, de Lim et de Ktoutz, sur le lac de Van, qu’on désignait sous le nom d’anapat (désert), ont perdu leur caractère d’institution contemplative, et se sont transformés en séminaires. Ce clergé spécial se consacre exclusivement à la prédication et aux fonctions hiérarchiques. L’administration des sacrements, de la confession et du mariage, ne sont pas de son ressort; mais sa présence est requise dans les fonctions qui réclament quelque solennité. Les différents degrés, dont il se classe, sont ceux de diacres (sarkavak), de prêtres-moines (abégha), de docteurs particuliers (vardapet), de docteurs suprêmes (dzaïrakouyn vardapet), d’évêques (épiscopos), et de ceux qui comprennent les plus hautes dignités de la hiérarchie, comme les archevêques, les patriarches et les catholicos. Il n’est pas d’usage d’employer des diacres mariés, soit à cause des complications que pouI’rait occasionner leurentretien, soit pour éviter le cas d’un veuvage éventuel. Mais les diacres célibataires existent dans les monastères ou ils sont tenus ordinairement de faire un stage de trois ans. Les prêtres moines sont consacrés à l’àge de vingt-deux ans au moins, et c’est alors qu’on les revêt du véghar (capuchon), distinctif du clergé célibataire. Les grades de docteur donnent droit à la prédication par la collation de la crosse doctorale, laquelle est surmontée d’un motif représentant deux ou quatre serpents enroulés, les têtes écartées, s’affrontant. Les deux grades de cette dignité se subdivisent en grades de simple apparat; le mineur en a quatre et le majeur dix, soit en tout quatorze ; ils ne servent, d’ailleurs, qu’à accroître proportionnellement le nombre des hymnes et des lections au cours des cérémonies de collation. L’autorisation ou le consentement de l’ordinaire du diocèse est de rigueur pour exercer le ministère de la prédication. Les sermons sont prononcés debout sur l’estrade de l’autel. Seuls les évêques jouissent du privilége de précher assis. Les charges hiérarchiques des diocèses, soit à titre ordillaire, soit à titre intérimaire, sont réservées au clergé célibataire. Peuvent s’inscrire dans cette classe les gens veufs, soit avant, soit après leur ordination. La promotion au grade épiscopal est aujourd’hui exclusivement réservée au clergé célibataire, comme nous l’avons dit plus haut. Seul il a le droit de porter la crosse et le véghar. Rien pourtant ne pourrait empêcJler les prêtres marics de recevoir la crosse doctorale, s’ils possédaient l’instruction nécessaire. Actuellement, ils prononcent des prônes, mais toujours sans crosse (gava1an). Les deux degrés du doctorat, en usage dans l’église arménienne, correspondent exactement aux grades de licencié et de docteur en théologie, qui sont conférés dans les universités européennes. Seulement l’église arménienne leur a donné une signification plus religieuse. Par suite, on a commencé à faire moins état des capacités du postulant que des fonctions qu’il occupe. C’est en raison des exigences de ces fonctions que les membres du clergé célibataire ne sont plus astreints à la vie strictement monastique, ni à l’obligation de résider dans les presbytères.
XXXI. LES REVENUS ECCLÉSIASTIQUES.
On ne connaît dans l’église arménienne ni les bénéfices, ni les canonicats ou menses du clergé latin. Les ecclésiastiques ne vivent que des offrandes volontaires des fidèles. C’est surtout le cas des prêtres mariés. Parfois cependant les ecclésiastiques célibataires touchent une modique rétribution. Les églises et les monastères possèdent bien quelques immeubles, terrains ou bâtisses, mais les ressources que procurent ces propriétés sont des plus précaires en Turquie à cause de la législation spéciale qui régit les biens immobiliers. Les églises, les monastères et les écoles n’étant point, en droit musulman, reconnus comme personnes morales, sont par suite privés du droit de posséder. On cherche donc à tourner la difficulté en inscrivant le patrimoine de ces établissements sous un nom d’emprunt. Mais cet expédient n’est pas sans dangers; car on court tout d’abord le risque de perdre ces biens lorsque leur détenteur vient à mourir sans laisser d’héritier direct. On doit compter également avec la mauvaise foi des héritiers ou l’éventualité d’une saisie judiciaire, même extra-légale. Il faut noter que les propriétés, qui appartiennent à la catégorie des VaCOl!/s (biens de mainmorte), ne sont transmissibles qu’aux enfants seuls. Il est possible pourtant d’étendre le droit d’héritage aux parents du premier et du second degrés, contre le paiement d’une indemnité une fois versée et d’un supplément de contribution annuelle. Un autre expédient, auquel on avait souvent recours, était celui d’inscrire les propriétés sous le nom d’un saint, comme s’il eût été vivant. C’est ainsi qu’il est alï’ivé d’enregistrer les propriétés appartenant à l’église de Sainte Marie, sous le nom d’une femme Marie, fille de Joachim, et celles appartenant il l’église de Saint-Jean-Baptiste, sous le nom du clerc Jean, fils de Zacharie, et ainsi de suite. Mais si le fisc venait il pousser les-formalités un peu loin, on s’exposait à perdre l’immeuble. Cette situation particulière, faite au régime de la propriété ecclésiastique, a donné lieu en ces derniers temps aux plus graves difficultés. Le gouvernement, qui jusqu’ici avait fermé les yeux par esprit de tolérance, vient de changer inopinément de tactique. Il veut mettre fin, sans compensation, à un état de chose qu’il tolérait depuis plusieurs siècles. Il inaugure ainsi un système de confiscation; mais il faut espérer que la nouvelle législation y portera remède. Pour expliquer brièvement la nature des vacoufs, je rappellerai que les biens compris sous cette dénomination appartiennent aux institutions pieuses ou de bienfaisance en dominium directum. Ils ne sont cédés aux particuliers qu’en dominium utile, c’est-il-dire à titre d’usufruit, avec restriction du droit de succession, comme il a été dit plus haut. Une annuité très minime, puis des droits de transfert et de succession sont perçus par l’institution ; enfin la propriété lui fait entièrement retour à l’extinction de la catégorie d’héritiers prévus par la loi. Les églises et les institutions chrétiennes jouissent également du même droit de propriété. Beaucoup d’églises de Constantinople possèdent des vacoufs . Une autre source de revenu provient des quêtes journalières faites dans les églises pendant la messe et les offices . On fait circuler au milieu de la foule des pnak (plats) que l’on confie aux éphores. En outre, des troncs. sont installés dans les parvis et aux entrées pour recevoir les dons des fidèles. Les collectes ne laissaient pas jadis d’être assez productives,aujourd’hui elles ne donnent plus grand’chose. Il convient d’ajouter à ces revenus le produit de la vente des , cierges qui se pratique à l’entrée des églises, et dont le prix est laissé à la discrétion des fidèles. L’ usage de brûler des cierges devant les images est toujours en honneur chez les Orientaux. L’église perçoit encore un droit spécial à l’occasion des cérémonies religieuses, telles que baptêmes, mariages, funérailles, messes de requiem, etc. Il faut également tenir compte des revenus procurés par les actes de chancellerie, tels que certificats, légalisations et attestations. Les libéralités et les offrandes volontaires constituent un complément de ressources, au sujet desquelles on ne saurait fournir d’indication précise. Et, pour tout dire, la plupart des immeubles proviennent de legs et de donations. Les monastères possèdent, au surplus, le droit de prélever, sur les villages de leur district, une part fixe en nature sur le produit du sol et sur l’élevage. Cette contribution appelée ptough (fruit), bien que volontaire, avait un caractère fixe. Les dévastations, dont les provinces arméniennes sont pérîodiquement le théâtre, ont porté un coup fatal à cette source de revenus. En principe, chague église doit couvrir ses dépenses au moyen de ses propres revenus. Elle doit s’attacher à le faire fructifier au mieux de ses intérêts. Les dépenses auxquelles les églises doivent pourvoir peuvent se ramener aux suivantes :
1° Conservation des immeubles;
2° Entretien et achat des ornements et des objets nécessaires au culte;
3° Entretien de l’école paroissiale ;
4° Appointements du personnel attaché au service de l’église et de l’école ;
5° Secours aux malades et aux pauvres.
L’instruction est donnée gratuitement à ces derniers : une modique rétribution est exigée des autres. La générosité des fidèles se charge également de l’entretîen du clergé marié. Une partie de ses ressources, la meilleure, lui est fournie par les familles, qui doivent subvenir aux besoins de leurs tallérett (curés) ; le reste provient des fonctions ecclésiastiques qu’il remplit à l’occasion des batltêmes: des fiançailles, des noces, des enterrements, des bénédictions des maisons à Noël et à Pâques, et de la célébration des messes. Les produits des quêtes et des aumônes, destinées aux prêtres d’une même paroisse, sont partagés entre ces derniers. De ce qui précède, il résulte clairement que le clergé marié vit uniquement de dons volontaires, et que l’entretien de ses membres dépend de la somme d’activité qu’ils déploient ainsi que de la dévotion des ouailles. Quànd les membres du clergé célibataire font partie d’une administration, ou sont attachés à un supérieur,ils bénéficient ordinairement d’une modeste pension qui leur est assuré par le diocèse ou par l’église. A ce pécule, il convient d’ajouter les offrandes qui leur sont faites en raison des fonctions qu’ils sont appelés à exercer auprès de leurs ouailles. Comme on le voit, l’existence du clergé arménien ne laisse pas d’être précaire. Cette situation ne lui assure ni liberté, ni indépendance vis-à-vis de ses administrés. Au premier abord, elle semble donc préjudiciable; pourtant elle offre l’avantage inappréciable d’empêcher le clergé de former une caste dans la nation. Elle contribue même à cimenter l’union et la concorde entre ce dernier et la population, par cela même qu’elle est obligée de veiller à ses intérêts. De son côté, le clergé aux prises avec les difficultés de l’existence, se voit obligé de redoubler de zèle et d’activité. Là est la raison pour laquelle le clergé arménien s’est trouvé de tout temps en communion d’idées et de sentiments avec le peuple. Ce qu’on appelle ailleurs esprit clérical n’a jamais existé en lui depuis les origines.
XXXII. LES LAÏQUES DANS L’ÉGLISE
Chez les Arméniens, le clergé n’est pas considéré comme maître absolu et propriétaire de l’église. Celle-ci, en tant qu’institution, appartient autant aux fidèles qu’aux ministres du culte. En vertu de ce principe, sauf les actes sacramentaires, pour l’exercice desquels l’ordination est indispensable, rien ne se fait dans l’administration ecclésiastique sans le concours de l’élément laïque. La participation de ce dernier aux affaires de l’église, s’affirme d’abord par l’élection des ministres du culte. Le prêtre marié est élu par la communauté de la paroisse, soit par un vote régulier, soit par un acte de présentation. Le conseil religieux, présidé par l’évêque, procède à l’examen de la capacité et de l’idonéité du candidat, et ce n’est qu’après avoir pris son avis qu’il est procédé à l’ordination. L’évêque ne saurait de sa propre initiative consacrer un prêtre, mais il peut refuser l’ordination, s’il est prouvé que le candidat a des défauts canoniques. Quant aux prêtres célibataires, il se recrutent parmi les jeunes gens préparés au sacerdoce dans les monastères. Leur promotion est à la discrétion du supérieur et du chapitre, mais leur ordination au diaconat et au sacerdoce doit être autorisée par le patriarcat dont relèvent les institutions monastiques. L’élément laïque n’y a aucune part. L’élection des chefs ordinaires des diocèses appartient, en Turquie, aux conseils diocésains, dont les six septièmes des membres sont composés de laïques et un septième seulement d’ecclésiastiques. Telle est la disposition du canon ancien et général de l’église. Cependant le bologénia russe, sans exclure l’intervention laïque, réserve au czar leur nomination définitive, sur la présentation de deux candidats par le catholicos. Si l’on tenait compte de l’analogie qui subsiste entre l’élection du catholicos et celle des évêques, on devrait abandonner aux délégués du diocèse le choix des candidats à l’évêché. Car l’élection du catholicosat est du ressort de l’assemblée électorale composée de chefs religieux et de délégués laïques nommés par l’universalité des diocèses. A ce vote, prennent part également les huit membres du synode et les sept plus anciens membres de la congrégation d’Etchmiadzine. La nomination définitive du catholicos est réservée au czar, qui choisit l’un dès deux candidats présentés par l’assemblée . Les patriarches de Constantinople et de Jérusalem sont élus par l’assemblée nationale de la capitale dont les six septièmes des membres appartiennent à l’élément laïque. Les catholicos de Sis et d’Aghthamar sont élus par les conseils électoraux composés par moitié de laïques. On voit donc, par ces exemples, à quel point l’action de ces derniers est prépondérante dans les promotions ecclésiastiques. La participation des laïques dans les affaires ecclésiastiques n’est pas moins efficace. Bien qu’elle s’exerce sous des formes différentes, suivant les lois et les usages des pays habités par les Arméniens, néanmoins le grand principe de l’intervention laïque est partout respecté. En Turquie, chaque église est gérée par une éphorie (taghakan) entièrement composée de laïques élus par la paroisse. Elle assume l’administration de l’église, de l’école et des affaires intérieures de la communauté. Sa gestion est controlée par un conseil diocésain tintessakan (économique), composé de laïques, qui a des attributions fiscales. En Russie, le gouvernement tolère l’existences des éphories, mais il a supprimé les conseils diocésains. Les attributions de ces derniers ont été tranférées au synode et aux consistoires formés d’ecclésiastiques. Examinons maintenant dans quelle mesure l’élément laïque participe à l’administration générale des affaires de la nation. On sait qu’elle date des origines de l’église, mais en 1860 elle subissait une réforme, à la suite de la promulAation du Sahmalladrouthiun (règlement ou constitution), lequel fut approuvé par le gouvernement ottoman en 1863. En vertu de cette constitution, la haute gestion des affaires est confiée à une assemblée nationale investie de pouvoirs législatifs et de contrôle, et à deux conseils, l’un religieux et l’autre civil, qui ont un pouvoir exécutif, et qui assistent le patriarche dans l’exercice de ses fonctions administratives. Ces conseils sont, à leur tour, assistés de plusieurs commissions, institués pour s’occuper séparément de toute qucstion concernant les différends matrimoniaux, l’instruction publique, la gestion financière, les testaments, les / monastères, et l’institut central de bienfaisance ou hôpital national. L’Assemblée nationale se compose de cent quarante membres, dont les six septièmes sont laïques, élus au suffrage. Le conseil civil comprend quatorze laïques, et le conseil religieux autant d’ecclésiastiques de tous grades, célibataires ou mariés. Quant aux deux conseils, ils sont élus directement par l’assemblée; réunis ils forment le consei! mixte, dont la compétence s’étend sur la gestion en général. Les affaires spirituelles relèvent du conseil religieux; les autres, comme les finances et l’instruction publique, du conseil civil. Tous deux agissent isolément. Chague commission se compose de sept membres; celles qui s’occupent de l’instruction,de l’économie et de l’hôpital, sont entièrement composées de laïques; ils n’ont que la majorité dans les autres, qui ont pour attribution les testaments et les monastères. La commission préposée aux affaires judiciaires en comprend huit, dont la moitié est laïque. L’assemblée a pour attributions principales l’élection des patriarches et des conseils, le vote du budget et des comptes consomptives, l’élaboration des règlements spéciaux, et la connaissance des conflits de pouvoirs et des difficultés extraordinaires. Ajoutons, en passant, que la constitution nationale a créé un impôt direct, auquel est soumis tout particulier jouissant d’une situation lucrative, et que le droit de vote est subordonné au paiement de cet impôt. Le produit en est versé à la caisse du patriarcat, En Turquie, l’administration diocésaine est calquée sur le modèle de l’administration centrale du patriarcat. Elle varie d’après l’importance et l’étendue des diocèses. Le nombre des membres des conseils généraux diocésains varie de vingt-un à soixante-dix, dans la proportion de six septièmes de laïques. Il en va de même pour les conseils et les commissions; aussi croyons-nous superflu d’entrer dans les détails. En Russie, l’élément laïque n’exerce aucun contrôle sur la gestion des diocèses, Le synode catholicosal et les consistoires diocésains, ou ne figurent que des ecclésiastiques, n’y ont que des attributions strictement spirituelles. Le gouvernement impérial n’a rien négligé pour éloigner ses sujets de la haute administration des institutions ecclésiastiques. Il n’a pas cru devoir leur octroyer les privilèges, que les sultans ottomans ont concédés. Les diocèses d’Égypte, de Roumanie et de Bulgarie, qui relèvent du patriarcat de Constantinople, suivent les formes de ce dernier, dans la mesure où elles sont compatibles avec les lois du pays, Les diocèses de Perse, d’Europe et d’Amérique, qui relèvent du siège d’Etchmiadzine, se conforment aux usages du Caucase, De ce qui précède, on conclura que de toutes les communions chrétiennes, l’église arménienne est celle où triomphe, avec le plus d’éclat et de vérité, l’esprit démocratique. Elle est étrangère à l’exclusivisme sacerdotal, si néfaste à la bonne harmonie, qui doit régner entre l’église et les fidèles, entre le pasteur et le troupeau. Cette tradition de la participation de l’élément laïque aux affaires de l’église remonte aux premiers temps de son histoire, et ses racines plongent aux sources les plus fécondes du christianisme, Ainsi les actes des conciles nationaux témoignent invariablement que jadis les princes et les satrapes, et, après eux, les notables et les délégués, en un mot, les représentants du peuple, n’ont jamais cessé de siéger dans les conciles à côté des évêques et des docteurs. On leur voit prendre une part active dans toutes les discussions touchant les questions doctrinales et disciplinaires, puis apposer au bas des actes et des canons leurs signatures, comme membres effectifs des conciles. Cet antique principe, prévaut encore aujourd’hui dans les usages de la nation, et c’est par lui que se justifie la présence des laïques dans les assemblées et dans les conseils ecclésiastiques. En faisant à cet élément une large part dans son administration, elle a conjuré les deux dangers qui mettent en péril l’église d’Occident, dont l’un s’appelle le cléricalisme, et l’autre l’indifférence en matière de religion.
XXXIII. LE NOM DE L’ÉGLISE
Un usage, généralement répandu, veut que chaque église ait un nom ethnographique, en même temps qu’une dénomination doctrinale; le premier est emprunté au pays ou à la race, la seconde au principe doctrinal. C’est ainsi que l’on dit: église grecque orthodoxe, église latine catholique, église anglicane épiscopale, église écossaise presbytérienne, ainsi de suite. Cependant, en ce qui concerne l’église arménienne, on n.est pas tombé d’accord sur sa dénomination doctrinale. Les Arméniens se servent du nom ethnographique de Haï Yéguéghétzi (église aménienne), ou Haïastaniaïtz Yéguéghétzi (église des Arméniens). Les locutions de sourb (saint), de arakélakan (apostolique), de oughapar (orthodoxe), et autres semblables, qui ont habituellement cours, n’ont en réalité aucun caractère officiel. L’appellation doctrinale date de l’occupation russe, quand le gouvernement du czar voulut imposer un règlement spécial. On dut alors préciser le nom de 1’église, le nom ethnographique seul ayant paru insuffisant. C’est à cette époque qu’on mit en avant la dénomination de Loussavortchagan, qui littéralement signifie l’ Illuminatorien, expression qui a été, par analogie, traduite par celle de Grégorien, du nom de S. Grégoire l’Illuminateur. C’est de cette façon que la dénomination d’église arméno-grégorienne a été enregistrée dans le bologenia russe de I836. On la voit figurer dans les actes du synode d’Etchmiadzine. Cependant ce vocable a été mal accueilli par l’opinion publique arménienne. Suivant elle, il tendrait à enlever à l’église son caractère d’apostolicité, pour ne lui laisser que celui d’une église qui aurait été fondée au IVe siècle. Les catholiques romains, qui prétendent faire de S. Grigor Loussavoritch un adepte de Rome, le répudient égaIement, mais pour une raison différente. Leurs scrupules leur défendent de donner à une église, réputée par eux schismatique, le nom Id’un catholique romain. Ils ont donc imaginé pour leur usage, le nom de Etchmiadznakan, qu’ils ont emprunté au siège suprême d’Etchmiadzine. Toutefois; comme on le pense bien, cette appellation n’a rallié ni les fidèles dé l’église arménienne, ni les auteurs étrangers. Mais enfin, puisque, on tient tant à une dénomination doctrinale, ne pourrait-on pas adopter celle d’Église Oughapar, qui aurait au moins le mérite de répondre à la formule grecque d’Église Orthodoxe, et à celle d’Église Pravoslave en russe ? Tout en conservant l’analogie, elle aurait, croyons-nous, le mérite de caractériser la distinction des églises par un nom emprunté à la langue propre à chacune d’elles. Il n’offrirait d’ailleurs rien d’arbitraire, puisqu’il a paru déjà dans l’Almanach de Gotha (I890, p.949 et 189I,p. 1012). Au reste, ce ne serait pas là une innovation, car, l’usage de conserver les noms propres avec leur prononciation originale, et non en traduction, est plus commun qu’on ne pense. C’est ainsi qu’une foule d’appellations d’origine hébraïque, grecque et siryenne, conservent leur forme native, encore que légèrement altérée. Nous nous serions conformés à cet usage, si nous avions adopté celle d’Église oughapar arménienne. Elle aurait eu le double mérite d’indiquer, à la fois, la constitution spéciale de l’église nationale et le lien qui la rattache au groupe des églises de l’orthodoxie orientale.
LITURGIE
XXXIV. LES ÉDIFICES DU CULTE
Comme la splendeur des édifices du culte dépend de l’importance de la communauté, et surtout des libéralités des donateurs, on ne peut donc s’attendre à voir rien de magnifique, chez les Arméniens, dans cet ordre de choses. Cela ne surprendra personne, si l’on songe dans quelles conditions sociales peu enviables a vécu jusqu’à ce jour cette nation. Ce n ‘est donc pas sous ce point de vue que nous voulons parler de ses églises. Il ne peut être question ici que de ses rites et de ses usages canoniques. La forme habituelle de ses édifices sacrés est ordinairement rectangulaire. Le maître-autel est invariablement placé à l’Orient, conformément à la prescription ancienne, qui voulait que le fidèle, en prière, se tournàt vers cette partie de l’horizon. Intérieurement, ils se divisent en quatre parties dans le sens de la profondeur. D’abord s’offre le vestibule, qu’un mur séparait jadis de la nef, et que remplace aujourd’hui un haut grillage. Là se tenaient les pénitents et les cathécumènes pendant la célébration du service divin. On y récitait aussi les offices les jours ordinaires. Le vestibule n’a pas gardé sa signification primitive, cependant le grillage a été maintenu, en souvenir des anciens canons. / Après, vient l’église proprement dite, la nef, destinée au commun des fidèles. Les femmes et les hommes y sont séparés. Autrefois cette partie de l’édifice était exclusivement réservée aux hommes; les femmes devaient monter aux galeries, qui étaient munies d’un épais treillis. De nos jours, ces usages sont tombés en désuétude dans les églises urbaines, mais la séparation des sexes y est toujours de rigueur. Dans certaines circonstances solennelles, dans les enterrements et dans les commémorations de requiem, le clergé et les chantres s’avancent au milieu de la nef, et chantent au milieu des fidèles . Vient après le chœur, exhaussé d’on degré et séparé Sur toute la largeur de l’église par un grillage à hauteur d’appui. Le clergé et les chantres, partagés en deux groupes, y prennent place, l’un à droite et 1’autre à gauche, pour alterner les psalmodies et les hymnes. Le fond de l’église forme une estrade, à laquelle on accède par deux escaliers latéraux de quatre ou cinq marches. Au milieu et au dessous de l’abside se dresse le maître-autel, qui se compose d’une colonne et d’une table en marbre, consacrées par le saint-chrême. Il est isolé de façon à laisser un espace libre autour. Des degrés y sont disposés pour recevoir les candélabres et divers ornements. Au dessus, domine une sainte image, représentant invariablement la Vierge avec l’Enfant. Par exception, on la remplace, aux fêtes de la Résurection et de la Sainte Croix, par des images appropriées à la solennité du jour. Si l’on se conformait aux traditions nationales, les églises devraient être ornées de coupoles et de clochers ; mais jusqu’en ces derniers temps, les Turcs en avaient interdit l’usage, et ce n’est que depuis peu qu’ils se sont relâchés de leur sévérité à cet égard. Cependant on ne saurait encore se livrer à cette fantaisie architecturale, sans une autorisation spéciale du sultan. La forme des coupoles est étroite, à tambour élancé, rappelant la coiffure, dite vêB’hal-, du clergé célibataire. Ce qui frappe surtout l’étranger qui les visite, c’est leur aspect d’austère simplicité qui contraste avec la profusion de quincailleries et de dorures, des églises gréco-orthodoxes, Les images y sont rares, quand elles ne sont pas absentes, sauf sur les autels. II n’y a qu’un seul autel, où s’accomplit une seule messe journalière. Les deux petits autels, qu’on voit communément dans les bas-côtés, ne sont là qu’à titre d’ornement. Dans les grandes basiliques, ils sont construits de manière à y pouvoir célébrer le sacrifice divin à certains jours de l’année; mais dans ces circonstances, le maitre-autel reste vacant. Quand on veut avoir plusieurs messes, on doit joindre des chapelles à la nef, formant comme autant d’églises séparées. Toutefois on s’attache à éviter la multiplication des messes le même jour. On ne se sert des chapelles que pour commémorer la fête des saints sous le vocable desquels elles sont placées. C’est ainsi que les églises de Galata et de Koumcapou, à Constantinople, forment chacune trois édifices accolés absolument semblables entre eux. On avait choisi cette disposition pour suffire au grand nombre des fidèles, qui peuplaient naguère ces quartiers ; mais comme ils sont aujourd’hui en partie désertés, le nombre de messes y a été réduit au strict nécessaire. Aussi bien le principe de la messe quotidienne a cessé depuis longtemps d’être observé. Les canons liturgiques ne l’interdisaient que pendant les cinq jours de chaque semaine du carême et de l’aratchavor. L.usage en est aujourd’hui limité aux samedis et aux dimanches, ainsi qu’aux jours de fêtes dans les grandes églises. Dans les paroisses rurales, la messe y est plus rare. Mais la récitation quotidienne des offices est partout scrupuleusement observée. Toute église doit posséder deux sacristies : celle qui s’ouvre à dl’oite de l’édifice contient les fonts baptismaux, celle de gauche, est réservée à la conservation des vêtements et des objets destinés au culte. Le trône de l’évêque diocésain est permanent dans l’église cathédrale seule. Placé à l’entrée du chreur, à gauche, face à l’autel, ce n’est qu’un modeste siège exhaussé sur un ou deux degrés. Il n’est surmonté du baldaquin que dans les églises patriarcales et dans les cathédrales des grands diocèses. Le clergé ne dispose ni de chaises, ni de bancs, et s’assied à même sur des tapis ou des coussins. Il en est de même pour les fidèles, qui restent debout, bien que l’usage ait prévalu en Turquie d’imiter le clergé. Mais tout récemment l’usage des bancs a commencé à se répandre à Constantinople et dans les grandes villes. Cet exemple ne tarder a pas, sans doute, à être imité ailleurs. L’église est invariablement précédée d’une cour, autour de laquelle s’élèvent les logements destinés au service du personnel. Il y a d’abord la pièce dite Bankal, où se fait la vente des cierges, et où les aumônes sont reçues. Ensuite celles destinées au conseil de l’éphorie et à la chancellerie paroissiale. Puis viennent les chambres des prêtres, du célébrant et du personnel de service. L’école paroissiale est logée ordinairement dans la même enceinte. Une fontaine et des cabinets pour la commodité du public sont installés dans un coin. Tous ces bâtiments sont invariablement entouré d’un mur formant clôture. L’église et les dépendances sont la propriété privilégiée de la communauté ou de la paroisse .
XXXV. LES MINISTRES DU CULTE
Nous avons déjà eu l’occasion d’entretenir le lecteur des ministres du culte, d’abord dans le chapitre consacré aux acrements, puis dans le bref tableau que nous avons fait de la hiérarchie ecclésiastique. Nous allons cependant y revenir encore afin d’expliquer certains usages de l’église arménienne, qui ont des rapports avec la liturgie. Les degrés de l’échelle hiérarchique du personnel ecclésiastique sont actuellement les suivants: 1° Clercs (depir), 2° diacres (sarlîavak), 3° prêtres (kahana ouyéret{), 4° archiprêtres (avaguéret{), 5° archimandrites ou docteurs (vardapet), 6° évêques (épiscopos), 7° patriarches (patriark), et 8° catholicos. Par clercs,on désigne les individus qui ont reçu l’ordination des quatre ordres mineurs, à savoirles ordres d’ostiaire, de lecteur, d’exorciste et d’acolyte, qui ne sont plus conférés séparément. Les sacristains et les chantres doi vent ordinairement faire partie de ces ordres, pour être attachés au service de l’église. L’ordination qu’ils reçoivent ne leur interdit pas de porter le costume civil et de vivre dans le monde. A l’église ils portent le costume ecclésiastique, qui consiste en une longue talaire fermée, dite schapik (chemise), qui descend jusqu’aux pieds. On la fait de toute sorte de drap, en toile ou en velours, indifi’éremment. La partie superposée, l’humérale, qui couvre les épaules, le dos et la poitrine, est souvent ornée de riches broderies; elle est d’un drap plus précieux que le reste. Trois croix ornent le dos et les deux côtés du devant. L’huméraie doit être appliquée sur le schapik, mais, contrairement aux règlements, l’usage s’est introduit dans ces derniers temps de la porter sous forme de pélerine. Les séminaristes, dès leur entrée, reçoivent également les ordres mineurs. Ils portent sur la soutane un long habit noir, ouvert sur le devant, que l’on appelle vérarkou , espèce de paletot à l’orientale à manches flottantes. Il n’existe plus de diacres, comme nous l’avons déjà noté, que dans les monastères, c’est-à-dire, au sein du clergé célibataire. Leur nombre, qui est à peine de quarante, se trouve dispersé dans les établissements religieux. Le sous-diaconat leur est conféré en même temps que le diaconat, et leur costume ne diffère guère de celui des autres ecclésiastiques. Ils portent lepakegh, espèce de calotte de drap noir, sans visière, semblable au lîamélafka du clergé grec. Il est seulement plus bas de forme, et la partie supérieure en est pointue. A l’église, leur costume est le schapik, décl-it plus haut, avec l’ourar, étole longue de plus de trois mètres et large de dix à quinze centimètres, ornée de trois croix. Elle se porte à l’épaule gauche, et les extrémités descendent jusqu’aux pieds par devant et par derrière. La même étole peut être plus longue, et alors elle pend également sur les deux côtés sur l’épaule gauche, après avoir fait un tour sous l’aisselle droite. Les fonctions du diacre sont décrétées dans les livres liturgiques. A son défaut, le prêtre y supplée en revêtant son costume. Ses principales attributions sont l’encensement, la lecture de l’évangile à la messe, et le déplacement solennel des espèces à l’offertoire. Les prêtres mariés se recrutent dans toutes les classes de la société, mais on donne la préférence aux chantres et aux maîtres d’école. Cependant ils succèdent le plus souvent à leurs pères dans la prêtrise. On pourrait citer telle famille, où l’on compte jusqu’à vingt et trente générations de prêtres. Les conditions exigées des candidats sont, outre l’élection paroissiale, des connaissances ecclésiastiques et liturgiques une vie réglée et en général exemplaire; en outre, le consentement de leurs femmes. Chaque prêtre est canoniquement lié à une église, et il ne peut être nommé à une autre cure que s’il pose à nouveau sa candidature. Leur degré d’instruction est ordinairement proportionné aux conditions sociales et matérielles de la paroisse. Souvent le choix se fait parmi ceux. qui y sont domiciliés. Après leur ordination ils sont astreints à un rigoureux carême (Karassounî), qui dure quarante jours. Ils se préparent à la première messe, en menant une vie de retraite à l’église, s’astreignant, par vingt-quatre heures, à une nourriture végétale. Pendant ce temps, ils s’exercent aux actes de leur vocation. De leur côté, les femmes (yéretzkine) observent chez elles le régime maigre ordinaire. Ces dernières jouissent d’une certaine préséance dans la société. Ia vie des prètres s’identifie absolument avec la famille, avec cette restriction, bien entendu, qu’ils se doivent d’abord à leurs fonctions. Sous aucun prétexte, ils ne peuvent se dispenser d’exercer leurs offices à l’église. A cela près, ils peuvent vaquer à leurs affaires domestiques, et se livrer mème à un travail professionnel dans la limite des convenances. Une semaine, ou trois jours au moins, avant la célébration de la messe, ils abandonnent la demeure conjugale, pour passer les nuits dans les dépendances de l’église. Jadis leur costume ne différait de celui des laïques, que par le vérarh’ou noir, qui est leur signe distinctif. Mais peu à peu le costume ecclésiastique s’est imposé. L’exemple a été d’abord donné par les villes ; les villages l’ont suivi. Outre cette pièce de vêtement, ils portent une soutane de couleur noire, et le pakegh, qui est de même couleur. Dans les villages, on voit des soutanes de diverses couleurs, car les usages ordinaires du peuple sont permis au clergé séculier . A l’église, ils portent un simple manteau de laine noire, ou pénule (pilon), pour les offices ordinaires. Ils sont autorisés à porter le pilon en soie fleurie ou de couleur, à titre de récompense honorifique. Ulle autre distinction, qui leur est conférée, est le droit de porter une croix tlectorale unie ell bronze doré. Les habits sacerdotaux consistent en un pluvial (schourtchar), au dessous duquel sont le schapik en toile blanche, l’étole pectorale (porourar) ; une ceinture (goti) et des manchettes (barzpan) aux avant-bras. Audessus du schourtchar se dresse sur les épaules un vaste col (vakas), droit et raide. A la tête, ils portent une mître rollde (saghavart), ceinte d’une couronne de feuillage et surmonté d’une petite croix. Pendant les offices solennels, le schourtchar remplace le pilon. Ajoutons, à titre de simple information, qu’on évalue à un minimum de quatre mille le nombre des prêtres mariés arméniens. Les archiprêtres ont le pas sur les prêtres, et ce qui les distingue de ces delïliers, c’est l’obligation de surveiller l’administration spirituelle de l’église. Le clergé célibataire a le pas sur le clergé marié au point que celui-ci se voit obligé de le céder au plus novice parmi les premiers. Comme nous l’avons expliqué plus haut, il se divise en trois grades. L’ordre d’ancienneté règle leur préséance, et ne tient nul compte de leur grade particulier. Extérieurement, rien ne les distingue des prêtres mariés. En ville, ils portent le pakegh de velours noir dont la partie supérieure est violette. Ils sont libres de le porter entièrement noir. Les vêtements sont de même couleur. A l’église, le pilon est ordinairement de soie noire, que les vardapets particuliers portent fleurie et les vardapets de rang supérieur en soie violette. Les vêtements sacerdotaux sont identiques à ceux des prêtres; seulement ils ont droit à la crosse doctorale. Les croix pectorales données en privilège sont ornées de pierreries. L’église arménienne fait usage d’une petite croix a main, en métal, munie de quatre bras égaux et de rayons intermédiaires, sans l’image du Christ. Elle est pourvue d’un manche en métal enveloppé d’une pièce riche ou brodée. Une relique est logée au milieu. Cette croix, qui est consacrée par le saint–chrême, comme cela se pratique pour les images et les croix placées sur les autels, sert à donner la bénédiction au cours des cérémonies. La mitre des vardabets ressemble à celle des prêtres; quand ils sont appelés à diriger un diocèse, ils peuvent également [,lire usage de la mÎtre épiscopale dans les limites de leur juridiction. Quant aux fonctions et aux attributions des vardapets, nous croyons en avoir dit suffisamment dans le chapitre des grades hiérarchiques. Le nombre total du clergé célibataire arménien, les évêques y compris, ne dépasse pas quatre cents. Le costume ordinaire des évêques ne diffère guère de celui des vardapets; ils portent en plus l’anneau au petit doigt de la main droite; les catholicos seuls le passent à l’annulaire. La mître et la crosse, toujours ornées et riches, ressemblent à celles des Latins. L’omophorion ou pallium est plus large et plus long, que celui en usage dans les autres rites. Long de plus de quatre mètres et large de vingt-cinq à trente celltimètres, richement brodé, il croise le dos et la poitrine de manière que ses extrémités tombent jusqu ‘aux pieds, La croix pectorale particulière aux évêques, appelée panagué (du grec Panaïa), est une plaque de forme ovale ornée de pierreries, où se trouve enchassée l’image de la Vierge ou du Christ. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’usage en a été emprunté à l’église gréco-orthodoxe. Outre le trône fixe à la cathédrale, les évêques ont droit à un siège mobile sur l’estrade de l’autel, pour la prédication, ou au milieu de l’église, au cours des offices. Hors de leurs diocèses, ils n’ont droit, qu’à un siège mobile. Au baise-main des évêques, les Arméniens n’admettent ni les génuflexions des latins, ni les adorations des Grecs. La simplicité règne uniformément dans toutes leurs cérémonies. Le titre d’archevêque (arképiscopos) n’est qu’un titre honorifique, qui ne confère aucun droit de préséance; celleci ne se règle que sur l’ordre d’ancienneté. Les privilèges extérieurs des patriarches de Jérusalem et de Constantinople consistent dans Un droit de préséance, qu’ils gardent même après leur démission, et dans les honneurs attachés à leurs charges. A la dignité des catholicos sont attachés des honneurs spéciaux, dont ils sont redevables à la consécration par le saint-chrême. A remarquer que le pape de Rome et le Patriarche œcuménique de Constantinople ne sont l’objet d’aucune consécration, et qu’ils arrivent au pontificat suprême, par voie de simple élection et prise de possession. Les catholicos arméniens, comme signe extérieur, ont le konker (épigonation), réminiscence de la besace pastorale, qu’ils portent à la ceinture, sur le côté gauche. Au moment de la consécration, on leur couvre la tête d’un grand voile (kogh) de soie épaisse, doublé et brodé. Aux jours de grande cérémonie, il est porté solennellement devant lui. La petite croix en brillants, que le catholicos d’Etchmiadzine attache sur son véghar, est une décoration qui lui est conférée par l’empereur de Russie. Les attributions des catholicos, ainsi que leurs rapports mutuels, ont été déjà exposés au chapitre des grades hiérarchiques.
XXXVI LES DEVOIRS DU CULTE
En matière de dévotion, le fidèle arménien n’est tenu à aucune prescription, sous peine de péché mortel ou véniel en cas d’infraction. L’église se contente d’ordonner ce qui est utile,et indique les moyens de le pratiquer; elle enveloppe ses exhortations d’esprit de mansuétude, et s’évertue à attirer le fidèle par Ia pompe des cérémonies. Elle ne dit pas enfin qu’on se rend coupable de péché quand on néglige ses préceptes.
La sanctification du jour dominical, par l’abstention de tout travail servile, est de précepte. Le dimanche commence, suivant l’usage primitif, le samedi, et ne prend fin que le lendemain soir, d’un coucher de soleil à l’autre. Est réputé travail servile toute occupation qui a pour fin le lucre. Aussi les autorités ecclésiastiques ne se font pas faute d’encourager le peuple aux travaux manuels, quand ils ont pour but une œuvre de bienfaisance ou de dévotion. C’est ainsi qu’il est appelé à travailler gratuitement le dimanche au profit des oeuvres de ce genre. On est tout aussi tolérant quand il s’agit de travaux urgents, reconnus d’utilité publique.
Les fêtes de précepte sont très rares ; car celles de la Transfiguration, de l’Assomption et de l’Exaltation, sont portées au dimanche le plus proche. Quelques autres fêtes, qui, aujourd’hui, sont célébrées à date fixe, comme la Théophanie, la Purification et l’Annonciation, ne se célébraient pas ainsi au temps jadis; d’autres, comme la Nativité, la Présentation et la Conception de la Vierge, ne datent que des derniers siècles; c’est là une preuve évidente que l’église arménienne s’est attachée à diminuer les jours de chômage.
L’obligation de la dévotion dominicale n’est liée à aucune condition matérielle. Comme la messe est unique dans chaque église, et qu’elle est toujours chantée, on n’a pu exiger des fidèles l’obligation d’assister à une messe entière, ou à une partie déterminée. La présence effective du fidèle, pendant une période convenable, soit des offices, soit de la messe, suffit pour satisfaire au devoir de dévotion. Le fait même d’assister aux vêpres du samedi, est considéré comme un acte de dévotion dominicale. Comme les offices et la messe ont une même valeur de précepte, cela fait que les fidèles sont ordinairement très assidus aux offices des heures.
La prière principale en usage est le Haïr-mer (Pater noster) en langue littéraire. L’Ave-Maria et la dévotion du Rosaire y sont inconnues, encore que ces pratiques, particulières à l’église latine, aient été adoptées par les arméno-catholiques. Le peuple répète à satiété la formule Ter-oghormia (Seigneur ayez pitié), même jusqu’à une centaine de fois. Les fidèles connaissent aussi par coeur des passages des offices. Les livres de prière, hors ceux. de la liturgie, sont inusités: le peuple suit la liturgie et accompagne mentalement ou tacitement les hymnes et les psaumes chantés par les chœurs, et par des amen les prières récitées par les prêtres, pour lui faciliter cet accompagnement on a publié, à son usage, les parties principales des offices, en langue littéraire, avec une traduction en regard en langue vulgaire.
Bien qu’affaibli de nos jours, l’esprit religieux a encore de fortes racines dans les âmes. La plupart des artisans et des ouvriers, en se rendant le matin à leurs travaux, ne manquent point de pénétrer dans les églises, qui Se trouvent sur leur passage. Invariablement ils commencent leur journée par un acte de brève dévotion. Dans les villes de la Turquie, les églises consacrent un jour de la semaine à la bénédiction de l’eau avec un rite spécial. On immerge dans des vases remplis d’eau des reliques de Ia sainte Croix et des saints; plus fréquemment celles de S. Grégoire I’Illuminateur, de S. Jean le Précurseur, de S. Jacques de Nisibe, ou de S. Georges, martyr. L’affluence des fidèles est grande dans ces circonstances. I’eau ainsi bénite, sert de boisson et même de lotion, car la ferveur populaire lui attribue des vertus curatives. Ce rite est connu sous le nom de khatchanguiste (position de Ia Croix). On fait aussi usage pour les prières privées d’un livre appelé Narek, composé par le moine S. Grigor de Narek (+ 1003). Ce recueil, écrit en un style fleuri et sublime, est considéré comme un taIisman puissant contre les dangers de toutes sortes. Un ancien usage voulait que les fidèIes approchassent des sacrements de Ia confession et de la communion à l’occasion des cinq grandes fêtes, de la Théophanie, de la Résurrection, de l’Assomption, de la Transfiguration et de l’Exaltation. Les deux dernières sont depuis longtemps tombées en désuétude; mais les trois autres sont toujours en honneur parmi l’élément dévot. La grande masse de la nation reste fidèle à la communion pascale. Le jeûne, qui y prépare, commence au sommeil, ou mieux à la fin du sommeil, sans tenir compte de l’heure de minuit.
Le pèlerinage aux Lieux Saints fournit toujours un contingent respectable de pieux fidèles, qui se rendent au Saint-Sépulcre et aux lieux sanctifiés par la présence du Rédempteur. Les lieux de pèlerinages nationaux les plus célèbres sont : la sainte basilique d’Etchmiadzine, les basiliques de Sourb-Karapet (S. Jean le Précurseur à Mouche et à Césarée, et le sanctuaire de Tcharkhapan (Notre Dame la Réservatrice) à Armache, près de la ville d’Ismidt.
Les cierges allumés devant les images, l’huile versée dans les familles, l’encens offert pour les usages liturgiques, les présents faits aux églises sous forme d’ustensiles du culte et de vêtements sacerdotaux, font partie des actes Lie dévotion ordinaire et usuelle. Les signes de croix et les génuflexions ou adorations sont répétées abondamment pendant les prières. Le signe de croix se fait de gauche à droite, comme chez les Latins. Les génuflexions régulières consistent à plier les deux genoux et à embrasser la terre. Mais le costume européen, aujourd’hui généralement adopté, empêchant ces mouvements, l’on se contente d’une simple inclination, sans renoncer en principe aux adorations traditionnelles.
Les jours maigres abondent dans le calendrier arménien. D’abord deux jours de la semaine, le mercredi et le vendredi, sont consacrés à l’abstinence. Le carême pascal est observé pendant quarante-huit jours consécutifs, du lundi gras au samedi saint. Il y a, en outre, dix semaines de maigre dans l’année, presque une par mois; chacune comprend une durée de cinq ou six jours. Dans ces circonstances, ne sont permis que les aliments fournis par le règne végétal ; car tout ce qui appartient au règne animal est réputé aliment gras; le miel fait seul exception. Le laitage et le poisson sont permis la veille des cinq grandes fêtes seulement et après la messe du jour. La dispense réglementaire du maigre est accordée pendant les quarante jours qui suivent les pâques et durant l’octave de la Théophanie. En tout, on compte approximativement un total de cent soixante jours de maigre dans l’année.
Le jeûne, s’ajoutant au régime maigre, est prescrit seulement pendant le carême, durant les cinq jours de In semaine, du lundi nu vendredi, et pendant la semaine de l’Aratchavor. On observe maintenant ]e jeûne en s’abstenant de toute nourriture, depuis la première heure matinale jusqu’à celle de midi; anciennement il durait jusqu’aux vêpres. Malgré le zèle ardent dont l’église et les fidèles arméniens font profession quand il s’agit de cet article de dévotion, son observance et considérée néanmoins comme une loi extérieure.
XXXVII. LE SYSTÈME DU CALENDRIER
Nous ne nous attarderons point à expliquer le calendrier civil en usage chez les anciens Arméniens, ni à analyser l’ancien calendrier de Haïka schirtchan (cycle d’Orion), qui embrasse une période de 1460 ans, plus une année bisextile. Nous n’entendons pas non plus expliquer son année de douze mois uniformément composés de trente jours, avec cinq jours d’épagomènes. C’est le calendrier Julien, désigné communément sous le nom de Vieux style, que suivent de nos jours les Arméniens de Russie et de Turquie, et même ceux que ]’émigration a dispersés en Europe et en Amérique. Ce calendrier est bien connu maintenant, et l’on sait qu’à partir du vingtième siècle un retard de treize jours doit séparer les dates des deux calendriers. Nous essaierons d’expliquer plutôt le système de la célébration des fêtes arméniennes. Toute la chrétienté a pris pour base de ses fêtes les jours fixes du comput solaire, de sorte que tel jour de tel mois est invariablement consacré à la fête de tel saint. Seules les fêtes pascales suivent le comput lunaire, mais elles sont refondues par un arrangement spécial dans le comput général. Le calendrier arménien a adopté pour base, non les jours des mois, mais ceux des semaines. II forme ainsi un calendrier spécial hebdomadaire. Il n’y a dans toute l’année que quatorze jours qui soient célébrés d’après certains jours fixes du mois, et cela depuis ces derniers siècles. Ce sont les neuf jours de la Théophanie (du 5 au 13 janvier), et les cinq fêtes de la Vierge, la Purification (14 février), l’Annonciation (7 avril) , la Nativité (8 septembre), la Présentation (21 novembre) et la Conception (9 décembre). Le reste de l’année est organisé d’après l’ordre succesif des semaines et des jours de chaque semaine. Le point de départ est le jour de Pâques, invariablement calculé d’après le vieux style. D’abord, en calculant avant les Pâques, on s’arrête au dixième dimanche. Des dix semaines qui précèdent cette fête, la première est consacrée à l’abstinence de l’Aratchavor (primaire), les deux suivantes aux fêtes des saints, les six autres forment le carême, et la dixième est la semaine sainte. On compte ensuite une période de quatorze semaines après les Pâques ; au quatorzième dimanche se place la fête de la Transfiguration, qui dure trois jours. Les premières sept semaines forment les cinquante jours qui séparent la Résurrection de Ja Pentecôte; la huitième est l’octave de la Pentecôte; les cinq autres qui suivent contiennent les fêtes des saints; à la quatorzième, prend place l’abstinence de la Transfiguration. Cet ensemble de vingt-quatre semaines, ou de cent soixante-onze jours, forme la période pascale, et comprend presque la moitié de l’année. Elle est célébrée toujours d’une manière identique, en suivant l’ordre des jours des semaines. Nous devons noter ici que le comput pascal des Arméniens est identique au comput grec, avec cette seule différence, que quatre fois dans un cycle de cinq cent trente deux années, les deux Pâques se rencontrent avec une semaine d’intervalle, Cet écart provient de la différence des épactes du calendrier alexandrin d’Eas, suivi par les Arméniens, et du calendrier byzantin d’Irion, adopté par les Grecs, Aux quatre dates susmentionnées, la pleine lune, d’après Irion, apparaît le samedi 5 avril, et c’est le lendemain, le 6, que se célèbrent les Pàques ; tandis que d’après Eas, c’est un dimanche, 6 avril, qu’elle apparaitrait, et la fête se trouve par suite ajournée au 13 du même mois. C’est ce que les Arméniens appellent Dzrazadik (pàques erronées). Cette différence a toujours été une cause de conflits entre Grecs et Arméniens, surtout à Jérusalem. Le dernier dzrazadik a coïncidé avec l’année 1824 ; mais en considération des liens d’étroite amitié qui subsistaient à cette époque entre le gouvernement russe et le siège d’Etchmiadzine, on crut devoir passer outre, et les Arméniens célébrèrent les Pàques le 11 avril, simultanément avec les Grecs et les Russes, Cet écart se répéterait en 2071, si la question de dzrazadik n’était pas définitivement tranchée. Pour revenir au calendrier arménien, notons que le reste de l’année, hors la période de vingt-quatre semaines, forme une seconde période extra-pascale, divisée en cinq parties, qui sont en relation avec les points fixes, qui règlent leur calcul, savoir: la fête de l’Assomption, le dimanche plus proche, avant ou après le 15 août; la fête de l’Exaltation, le dimanche le plus proche de la date du 14 septembre; le commencement de l’ Avent, le dimanche le plus proche du 18 novembre; et la fête de la Théophanie le 6 janvier, C’est ainsi qu’on a cinq périodes partielles, d’une durée variant chaque année, mais qui se compensent mutuellement. Les fêtes quotidiennes sont réglées d’après le système hebdomadaire, c’est-à-dire, dans l’ordre des jours de la semaine, Les variations dans le nombre des semaines de chaque période partielle nécessitent la transposition éventuelle d’un certain nombre de fètes. Il en est de mème pour celles qui se produisent après la fin et avant le commencement de la période pascale. La mobilité de la fète pascale, qui embrasse une différence de trente-cinq jours, fait que plus le commencement de la période pascale s’approche de la Théophanie, autant sa fin s’éloigne de l’Assomption, et réciproquement; et les fètes de ces deux périodes partielles se déplacent suivant les besoins. La caractéristique essentielle du système hebdomadaire, c’est que la nature même des fètes est réglée d’après les jours de la semaine. Les dimanches sont exclusivement dédiés à la Résurrection ou à toute autre fête dominicale; les mercredis et les vendredis sont réservés aux offices de pénitence. Les fêtes des saints ne peuvent être célébrées que pendant les quatre jours restants, soit, les ]undis, mardis, jeudis et samedis. Les jours de pénitence et ceux consacrés aux saints peuvent ètre changés en fète dominicale, en interrompant les offices qui leur sont propres. Les lundis, mardis et jeudis peuvent ètre changés en office de pénitence, ce qui n’est pas le cas pour les samedis. On voit clairement, par les indications qui précèdent, que les fètes des saints doivent annuellement changer de jour, et que par conséquent un calendrier spécial s’impose pour chaque année d’après le jour assigné aux Pàques. Comme notre intention ici n’est que de donner au lecteur de simples notions, nous croyons suffisant ce que nous venons d’exposer .
XXXVIII. LES FETES DOMINICALES
Le cadre restreint où nous nous renfermons nous interdit toute digression sur les détails relatifs à la célébration des fêtes. L’église arménienne, sous le nom de fête dominicale (térounakan), comprend toutes les solennités en l’honneur de Jésus-Christ, du Saint-Esprit, de la Sainte Vierge, de la Sainte-Croix et de la Sainte-Église. A ces fêtes, elle n’associe aucune commémoration de saint, aucun office de pénitence; car les offices du jour sont exclusivement consacrés au mystère divin. Elles peuvent se partager en trois groupes, suivant qu’elles ont pour objet le Rédempteur, sa divine Mère ou la Rédemption elle-même. Dans le premier groupe se place d’abord la fête de la Théophanie, où se synthétisent tous les mystères qui précédèrent la vie évangélique du Christ. On réunit ainsi en une seule solennité l’Annonciation, la Noël, l’adoration des mages, le baptême et les révélations du Jourdain. C’est dans cet esprit que la Théophanie était jadis célébrée par les églises primitives; et ce ne fut que plus tard que les églises syrienne, latine et grecque firent de la Théophanie deux fêtes distinctes, la Noël et l’Epiphanie. Mais l’église arménienne a gardé intacte la tradition. La Théophanie y est célébrée le 6 janvier, en y comprenant la veille, le 5, et l’octave jusqu’au 13. Vient ensuite la semaine sainte, qui forme une octave de fêtes dominicales. Elle commence la veille du dimanche des Palmes, qui est dédié au miracle de la résurrection de Lazare, et prend fin Je samedi saint, qui clôt la commémoration des mystères de la rédemption, par la fête de la mise au tombeau. La Résurrection est solennisée pendant trente-neuf jours et l’Ascension pendant dix jours pleins. Le cinquantième inaugure la Pentecôte et la fête du Saint-Esprit, qui dure sept jours. On a ainsi un cycle de soixante-quatre jours consécutifs de fêtes dominicales, durant lequel aucune autre commémoration de saints ne peut être célébrée. La Transfiguration coïncide avec le septième dimanche après la Pentecôte, qui clôture la période pascale et le lundi et le mardi suivants. On la désigne aussi sous le nom de Vardavar (fête des roses), d’une fête païenne qui a passé dans la tradition chrétienne. Pour compléter cette brève revue des solennités en l’honneur du Rédempteur, on doit noter gue les dimanches de l’année sont tous dédiés à la Résurrection, à défaut d’une fête dominicale. Aux dimanches du carême est attribué un caractère d’attente à la Résurrection. Le second groupe des fêtes dominicales se rattache à la personne de la sainte Astouadzadzine (Mère de Dieu), à laquelle sont appliquées les formules des offices consacrés à Jésus-Christ. La principale est l’Assomption, prise dans le sens de dormition et d’exaltation à la vision divine. Nous avons dit qu’elle se célèbre le dimanche le plus rapproché du 15 août, soit dans l’intervalle compris entre le 12 et le 18 de ce mois; elle dure neuf jours, jusqu’au second lundi inclusivement. Dès le Ve siècle, on commença à célébrer la Purification le 14 février et l’Annonciation le 7 avril. La Nativité de la Sainte-Vierge, qui se célèbre le 8 septembre, a été inaugurée au XIIIe siècle. La Présentation ( 21 novembre) et la Conception (9 décembre) ne datent que du dix septième. Les commémorations des inventions du voile et de Ia ceinture de la Sainte-Vierge remontent à la fin du dix-huitième. Elles sont fixées au sixième dimanche de la Pentecôte et au troisième de l’Assomption. Au dernier groupe appartiennent le.s fêtes de la Sainte Croix et de la Sainte-Église. Les premières sont: la fête de l’Exaltation, qui tombe le dimanche compris entre le 11 et le 17 septembre et celle de l’Invention, le septième dimanche de l’Exaltation; l’apparition à Jérusalem, en 351, le cinquième dimanche de Pàgues, et l’Apparition à Varak, près de Van en 653, le troisième dimanche de l’Exaltaltion. La fête de l’Exaltation dure une semaine entière, les autres, un seul jour . On célèbre aussi les fêtes de la Sainte-Église, comme signe visible de la rédemption. Elles comprennent principalement le mardi, le mercredi et le jeudi de la semaine d’Exaltation. Figurent dans ce groupe, la dédicace de l’église du Saint-Sépulcre (veille de l’Exaltation), celle de la basilique d’Etchmiadzine (veille de l’Assomption), la vision de la Descente de l’Unigenitus, apparue à saint Grégoire l’Illuminateur (troisième dimanche de la Pentecôte), la commémoration de l’Arche d’Alliance ou du Vieux Testament (veille de la Transfiguration), la Vocation des gentils (deuxième dimanche de Pâques), et enfin la commémoration de la première église du Cénacle (troisième dimanche de Pàques). Voici maintenant le total des fêtes dominicales, pendant lesquelles les offices et la messe sont entièrement appliqués aux mystères divins, à l’exclusion de toute commémoration des saints.
9 jours la Théophanie.
8 » la Semaine sainte.
39 » la Résurrection.
10 » l’Ascension.
7 » la Pentecôte.
3 » la Transfiguration.
9 » l’ Assomption.
7 » autres fêtes de la Vierge.
7 » diverses fêtes de la Sainte-Croix.
9 » diverses fêtes de la Sainte-Église.
30 » dimanches n’ayant aucune autre fête.
En tout, cent trente-six jours dans l’année.
Puisque nous en sommes au chapitre des jours, durant lesquels on s’abstient de commémorer les saints, nous croyons à propos d’ajouter quelques mots d’éclaircissement au sujet des périodes de pénitence ou d’abstinence liturgique (pahk). C’est encore une spécialité propre au rite arménien, qu’à certains jours les offices et la messe soient appliqués exclusivement aux prières de pénitence et il la commémoration des morts. Ce sont, en général les mercredis et les vendredis de chaque semaine, sauf coïncidence de fètes dominicales; puis les jours du carème, les samedis et dimanches exceptés; les cinq jours des quatre semaines qui précèdent les grandes fêtes; enfin les semaines de l’Avent et de l’Aratchavor. Ordinairement, les offices de pénitence ou d’abstinence sont accompagnés de maigre; mais cette règle comporte quelques exceptions. Une dispense réglementaire est accordée pendant les mercredis et les vendredis de la quarantaine pascale et durant l’octave de la Théophanie. En dehors de cette période, le maigre des mercredis et vendredis est de rigueur, même dans les cas de fêtes dominicales. Le maigre de la semaine de la Pentecôte est obligatoire malgré la fête dominicale du Saint-Esprit. Les semaines consacrées au maigre de l’automne et de l’hiver et celle qui prépare ci la grande fête de l’illuminateur, conservent la commémoration des saints, sans interrompre le régime maigre. Il en est de mème pour les samedis et les dimanches du carême et pour l’abstinence de la Théophanie. Nous avons dit ailleurs que les jours consacrés au maigre atteignent le nombre de cent-soixante. Ils sont de cent dix-sept pour l’abstinence liturgique, y compris le carême. En ajoutant ci ce nombre les cent trente-six fêtes dominicales, on a un total de deux cent cinquante-trois jours; il n’en reste que cent douze pour les fêtes commémoratives des saints, qu’on est obligé de grouper ensemble. Bien rares sont dans le calendrier arménien les jours consacrés à la commémoration d’un seul saint.
XXXIX. LA COMMEMORATION DES SAINTS
Sans avoir I’intention de passer en revue le martyrologe arménien, ce qui nous ménerait trop loin, nous croyons utile de donner un bref aperçu de l’hagiographie de son église. Aussi bien cette étude contribuera à jeter un surcroit de lumières sur ses relations avec les autres églises, en précisant en même temps l’époque où ses institutions liturgiques ont été définitivement fixées. Pour nous conformer à l’ordre chronologique, commençons par les esprits célestes. Une seule fète leur est consacrée; seuls les archanges Michel et Gabriel y sont nominativement cités. Les saints de l’Ancien Testament figurent en grand nombre dans le calendrier. Une fète est dédiée à tous les patriarches. Parmi ceux qui ont vécu avant le déluge, on évoque nominalement la mémoire d’Adam, d’Abel, de Seth, d’Enos, d’Enoch et de Noë. Ensuite les patriarches venus après le déluge: Melchisedech, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Aaron, et Éléazar. De l’époque des juges on évoque les noms de Josué, de Barac, de Gédéon, de Jephté, de Samson et de Samuel. La liste s’accompagne de la formule: Et les autres patriarches. Job le Juste est l’objet d’une fète spéciale. Dans la série des prophètes on distingue David, Elysée, Isaïe, Jérémie, Daniel, Ezechiel et Esdras. Les douze petits prophètes sont groupés dans une solennité collective. La mémoire de Zacharie, l’un des douze, est l’objet d’une fête supplémentaire à l’occasion de la translation de ses reliques en Arménie. L’ascension du prophète Elie n’est l’objet que d’une simple mention. On glorifie également les martyrs du Vieux Testament, savoir: les Trois-Enfants dans la fournaise de Babylone, le prètre Eléazar, la veuve Samounée et ses sept fils. Parmi Ies saints contemporains de Jésus sont cités: les Innocents de Bethléhem, Joachim et Anne, parents de Ailarie, Zacharie, père de Jean-Baptiste, Joseph, époux de Marie, et Jean-Baptiste, en I’honneur de qui quatre fètes sont célébrées dans l’année. En passant aux saints du Nouveau Testament, nous trouvons tout d’abord la fête collective des treize apôtres, y compris saint Paul; puis viennent celles qui leur sont particulièrement consacrées, associés par deux. Quant aux Soixante-douze disciples, une fête générale célèbre leur mémoire. Certains jours spéciaux sont désignés pour en célébrer quelques-uns nominativement, sauf le doute restrictif s’ils font partie de ce groupe. Nous rangerons dans cette catégorie: Jacob et Siméon, nommés frères de Jésus ; les évangélistes Marc et Luc; les diacres Etienne et Philippe; les disciples Lazare, Ananie, Jean Marc et Barnabé. On y ajoute Joseph d’Arimathée, le centurion Longin, témoins de la passion, et le centurion Corneille. Parmi les disciples de saint Paul, on évoque la mémoire de Timothée, de Tite, de Silas, de Sylvain, d’Onésime, en y ajoutant la formule: et autres disciples. On range également dans ce groupe, les docteurs Hierothée ou Rhétée l’Athénien et Denis I’Aréopagite. Le calendrier consacré aussi une fête générale aux saintes femmes myrophores (Yughaber), à la tête desquelles figure Marie-Madeleine; une autre, aux sœurs de Lazare. A ce groupe se rattachent la martyre Thècle, disciple de saint Paul, et la vierge Hermonée, fille du diacre Philippe. Le calendrier mentionne cgalement de nombreux martyrs et plusieu rs confesseurs, vénérés par Ies autres églises ; tous cependant sont antérieurs à l’époque qui précéda la scission qui émietta l’église universelle. La nomenclature de ces saints que nous allons donner, malgré son aridité, ne laisse pas d’être utile au point de vue de l’histoire des relations entre les églises. Pour plus de clarté, nous garderons l’ordre des diverses églises et des siècles, auxquels remontent ces saints.
Eglise d’Antioche, IIe siècle : l’évêque Ignace, et la vierge Christine; IIIe siècle : le vieillard Barlaam et l’évèque Babylas et ses disciples; IVe siècle: l’évêque Mélétius, les prêtres Lucien, Théodorète, Eugène et Macaire; le diacre Cyrille; le chantre Romanus d’Emesse, les martyrs Artémius, Hibérique et ses compagnons, Hysichius, et Christophe, et les femmes martyres Callinice et Acylinée; Ve siècle: Siméon le Stylite.
Église de Cilicie, IIIe siècle: les martyrs Callinique, Diomède, Cosme et Damien, Taragus et ses compagnons, et la martyre Pélagie.
Église de Mésopotamie, IIIe siècle: l’évêque Barsame d’Edesse; IVe siècle: les docteurs Jacques de Nisibe et Ephrem le Syrien, le cénobiarque Marcellus, les martyrs Serge et Bacchus, Gurias et ses compagnons, et la vierge Fébronie; Ve siècle, l’évêque Maruthas.
Église de Jérusalem, IVe siècle: le patriarche Cyrille, l’évêque Judas-Cyrille et sa mère, et l’anachorète Romanius; ve siècle: le patriarche Jean. Église de Chypre, ve siècle: l’évêque Épiphane.
Église d’Alexandrie : IIe siècle: la vierge Eugénie, ses parents et ses frères; IIIe siècle: le martyr Antonin ; IVe siècle: les patriarches Pierre et Athanase, le diacre Absalon, les martyrs Varus, Théophyle de Lybie, Mennas d’Egypte, Mennas d’Alexandrie et ses compagnons, et la vierge Catherine; ve siècle: le patriarche Cyrille. Viennent ensuite les cénobiarques Antoine et Onuphrius, et un groupe de treize anachorètes de la Thébaïde, mentionnés nominativement, avec l’addition: Et autres. Église d’Éthiopie: Ve siècle: le martyr Kharitas et ses dix-mille compagnons.
Église de Césarée, IIe siècle: le martyr Romulus ; IIIe siècle: les martyrs Polyeucte, Mercure et Mamas ; IVe siècle: les évêques Basile le Grand, et Grégoire de Nysse, les martyrs Gordius, Eudoxius et ses compagnons, Andreas et sa légion.
Église de Sébaste, IIIe siècle: l’évêque Grégoire de Néocésarée ; IVe siècle: les évêques Blaise et Athénagène avec ses compagnons, les quarante martyrs de Sébaste, les quarante-cinq martyrs de Nicopolis, les deux Théodores, et les martyrs Sévérien et Eustratius avec ses compagnons. Église de Lycaonie, IIIe siècle: les martyrs Triphon, et Philictimon; IVe siècle: le martyr Théoditon et ses compagnons, la martyre Juliette et son fils, la vierge Marguerite.
Église du Pont, Ile siècle: l’évêque Phocas; IIIe siècle : le martyr Acacius; IVe siècle: les martyrs Valère, Candide et Aquilas.
Église d’Éphèse, IIe siècle: l’évêque Polycarpe et les martyrs de Smyrne; IIIe siècle: le prêtre Pion, le martyr Thémistocle, et les sept Dormants; IVe siècle: les évêques Nicolas de Myre, Myron de Candie, et le martyr Adoctus .
Église de Constantinople, IVe siècle: les patriarches Mitrophanés, Alexandre, Paul et Grégoire le Théologue, les syncèles Marcien et Martyron, les empereurs Constantin et Théodose, l’impératrice Hélène, la vierge Euphémie, et le confesseur Jean; Ve siècle: le patriarche Jean Chrysostome et la vierge Euphrasie.
Église de Thessalie, IVe siècle: l’évêque Irénée de Sirmium, le prêtre Mocimas, et le martyr Démètre.
Église de Galatie, IIIe siècle: le martyr Eleuthère ; IVe siècle: l’évêque Clément, le prêtre Basilisque, les martyrs Platon et Thiodite, la vierge Barbara et les sept Vierges martyres. Église de Bythinie : IIIe siècle: le martyr Quadratus ; IVe siècle: les évêques Antime et Théopompe, les prêtres lc:llnolaus et Clericus, les martyrs Georges, Pantaléon, Anicète, Photin, Adrien et sa femme, Eulampius et sa sœur, Théonas, Indus, Domnas, Bassus et ses trois compagnons, Babylas et ses élèves, ainsi que les vingt mille victimes brûlées vives dans l’église de Nicomédie, et les vierges Julienne et Basilisse.église de Rome, Ile siècle: les évêques Pancrace de Taormine, et Irénée de Lyon, le martyr Eustache et sa famille, la martyre Sophie et ses filles; IIIe siècle: le patriarche Etienne et ses compagnons, le martyr Callistrate et ses compagnons, le confesseur Alexien; IVe siècle : le pontife Sylvestre, et l’évêque Janvier .
Église d’Afrique, IIIe siècle: l’évêque Cyprien, et la vierge Justine. Église de Perse, IVe siècle: les évêques Marc, Mélèce et Acephsime, les prêtres Joseph et Buras, les diacres Ayithalas et Sénés, les martyrs Serge, son fils et ses compagnons; ve siècle: le diacre Benjamin, les martyrs Ormisde, Sayen et Jakovik; VIe siècle: le prêtre Anastase, et le martyr Abdulmessih.
Nous avons réservé pour la fin la liste des saints appartenant en propre à l’église arménienne, parmi lesquels il n’y a que le patriarche Grégoire l’Illuminateur qui soit reconnu par les autres communions. L’église arménienne lui a consacré trois fêtes, dont une de précepte. ler siècle: l’évêque Addèe d’Edesse, le roi Abgar, et la princesse Sandouhte. IIe siècle: les martyrs Oski et ses quatre compagnons, Sukias et ses dix-huit compagnons. IVe siècle: les vierges Rhipsimée et ses trente-trois compagnes, Gaïanée et ses deux compagnes, Nounée et Manée; les patriarches Aristakés, Vertanés, Houssik et Nersés; les évêques Grigoris, Daniel et Khath; le roi Tiridate, la reine Aschkhène, la princesse Khosrovidouhte, les anachorètes Antoine et Kronidés, les martyrs Etienne d’Ulnie (Zeytoun) et ses compagnons. ve siècle: les patriarches Isaac et Joseph, le grand docteur Mesrop, les évêques Isaac et Thathik, les docteurs Élisée, Moïse et David, les prêtres Léonce, Mouschegh, Arschène, Samuel, Abraham et Khorène, les diacres Katchatch et Abraham, les martyrs Atom et sa légion, Vardan et ses mille trente-cinq compagnons; les anachorètes Thathoul, Varus et Thomas, la martyre Suzanne. VIe siècle: les sept anachorètes Khotadjarak, et les martyrs Grigor-Rajik et Adéodat. VIle siècle: le martyr David de Douine. VIIIe siècle: le prince Vahan de Golthn, les satrapes Sahak et Hamazasb Ardzrounis, le patriarche Hovhannès III d’Otzoun. IXe siècle: les princes Isaac et Joseph. Xe siècle: le docteur Grigor de Narek. XIIe siècle: le patriarche Nersès IV Schinorhali, et le martyr Goharin et ses compagnons. XIVe siècle: le docteur Hovhannès d’Orotn. XVe siècle: le docteur Grigor de Tathev. En clôturant cette liste, citons un rite propre à l’église arménienne, qui a institué trois fêtes spéciales pour commémorer les saints conciles de Nicée, de Constantinople et d’Éphèse. On a pu remarquer que les saints appartenant aux autres églises, et qui, dans l’église arménienne, sont l’objet d’un culte, sont antérieurs à la moitié du Ve siècle. Il peuvent, à ce titre, être considérés effectivement comme appartenant en commun à l’église universelle. Le nombre des saints admis aux honneurs des autels postérieurement à cette date n’est que d’une douzaine, et seulement parce que leurs mérites sont universellement reconnus
LITTERATURE
XL. APERÇU GÉNÉRAL
Nous avons eu déjà l’occasion de donner dans le cours du présent ouvrage de brèves indications sur la littérature arménienne. Sans vouloir revenir sur ce sujet, nous nous permettrons seulement d’attirer l’attention du lecteur sur son caractère qui est éminemment religieux. S’il est vrai qu’une étroite corrélation subsiste entre la vie d’une nation et l’expression littéraire de sa pensée, on ne peut nier que le caractère ecclésiastique, dont la littérature arménienne est pénétrée, n’ait contribué à la conservation de la conscience nationale. La vie politique de cette nation s’est éteinte il y a plusieurs siècles. Par suite de ses émigrations perpétuelles elle a perdu même l’avantage d’une existence concentrée ; et pourtant, quoique dispersée et amoindrie, elle est encore là gardant son nom, sa langue et ses traditions. J’ajouterai même qu’elle donne, à l’heure où j’écris ces lignes, des marques évidentes d’une vitalité parfaite. Cet étonnant phénomène de survie ne peut s’expliquer que par la vertu agissante de la langue et de la liturgie écrites: force impondérable, qui a résisté à l’action du temps et aux vicissitudes des révolutions asiatiques . Les sentiments et Ies affections sont par eux-mêmes trop transitoires et précaires, pour assurer aux collectivités une pratique et durable. Une force toujours active est indispensable pour maintenir la cohésion des membres qui les composent. Cette force, l’Arménie l’a puisée dans sa littérature. Elle lui a servi de centre de ralliement, alors qu’elle était dépourvue de liens politiques. Il y a quelque chose de providentiel dans ce fait, que Ies débuts de sa littérature aient coïncidé juste au moment où la vie politique se retirait d’elle. Il semble que S. Sahak et S. Mesrop aient eu la prescience du danger national, quand ils ont combiné l’alphabet arménien. C’est à ces deux ecclésiastiques, dont la vocation témoigne de leur ardeur spirituelle qu’est due cette merveilleuse invention dont les conséquences ont été si fécondes. Elle a donné d’abord à l’église une langue, des rites, et un rituel propres, toutes conditions indispcnsables à son existence. Elle a procuré à la race qu’elle a groupée dans son sein les moyens de sauvegarder et d’alimenter indéfiniment sa vitallité sociale. C’est par elle que l’individu a pu conserver et cultiver d.une manière énergique son identité, au point de conjurer les dangers qui ont périodiquement menacé la natioc d.une extinction complète. Le développement de cette littérature n’a guère cessé de présenter le caractère religieux qui a signalé ses débuts. Les écrivains arméniens sont d’accord pour dire qu’elle a eu un âge d’or et un âge d’argent; mais ils varient sur l’époque où il convient de placer exactement ces deux âges. Cependant ils croient pouvoir les fixer dans la période comprise entre le Ve et le XIle siècle. Or, on remarquera que pendant ce long espace de huit siècles, on ne compte parmi les cinquante écrivains connus, que deux seuls laïques, le prince Grigor Maguistros et le médecin Mekhitar de Her. On cite également Schapouh Bagratouni, qui vivait au IXe siècle, mais son histoire, qu’il aurait écrite en langue vulgaire, ne nous est point parvenue. Cette littérature se compose en majeure partie de manuels d’église, comme la traduction de la bible et les rituels, qui sont écrits dans la plus pure langue classique, contrairement à ce qu’on observe ailleurs, où les livres sacrés marquent la décadence de la langue. A côté de ce groupe d’ouvrages, on peut citer la collection des pères de l’église. A peu de choses près, les traductions de toutes les ceuvres d’Ignace d’Antioche, d’Irénée de Lugdune, de Grégoire de Néocésarée, d’Athanase d’Alexandrie, de Théophane de Chypre, d’Eusèbe de Césarée, de Procle de Constantinople, de Cyrille de Jérusalem, de Basile de Césarée, de Grégoire de Nazianze, de Séverien d’Émesse, de Grégoire de Nysse, de Jean Chrysostome, d’Ephrem le Syrien, sont des modèles de style soutenu. Des membres du clergé traduisaient en même temps les livres des philosophes : Aristote, Platon, Denis, Justin, Porphyre, PhiIon, Aristide, Piside. C’est ainsi que l’église contribuait par ses travaux non seulement à l’édification, mais à l’instruction générale de la nation. Les livres d’histoire, dont le nombre est considérable, sont également dus à la science d’ecclésiastiques, tels que: Moïse de Khorène, Lazare de Parpi, Élysée vardapet, Koriun Skantchéli, Hovhannès le catholicos, Stépanos Orbélian, Guévond vardapet, Stépanos Assoghik, et bien d’autres qu’il serait fastidieux d’énumérer. Il en fut de même des livres d’Agathange, de Zénob et de Fauste de Byzance, qu’on présume être des traductions. On voit, par ces exemples, que la meilleure époque de la littérature arménienne est exclusivement remplie par les œuvres du clergé. Comme on l’a vu dans la partie historique, la période comprise entre le XIIe et le XVIIe siècles fut pour la nation arménienne un temps de décadence sociale. Sa littérature se ressent de la déchéance des esprits. Les quelques écrits qui nous sont parvenus de cette époque, sont également dus au clergé. Celui-ci eut, de plus, le mérite de ne point négliger l’éducation du peupIe. Il accomplit cette tâche, dans la mesure où les circonstances le lui permirent, car l’on sait qu’il eut à lutter souvent contre des obstacles insurmontables. A cette même époque vivaient le médecin Amir Dolvat et le fonctionnaire Yérémia Keumurdjian, qui comptent parmi les rares écrivains laïques. Malgré la qualité inférieure de tous ces écrits, ils ne laissent pas néanmoins d’être intéressants au point de vue de l’histoire des mœurs et de l’esprit du temps, dont ils sont le fidèle reflet. Ils constituent également une source de précieux renseignements sur les événements d’une époque encore fort peu connue. C’est au clergé que revient également le mérite d’avoir conservé les ouvrages des âges précédents, par le soin, qu’il prit, d’en multiplier les copies manuscrites. Celles que nous possédons remontent en totalité à cette période de décadence; car les manuscrits anciens sont des plus rares.
XLI. DERNIERS SYMPTOMES
A partir du XVIIIe siècle, la littérature entre dans une phase de renaissance. Mais le clergé ne cesse de tenir la tête du mouvement intellectuel, et tout progrès, comme toute amélioration sociale, tlartent de son initiative. Vardan, Golod et Nalian en Orient, Mekhitar et Khatchatour en Occident, déploient les plus louables efforts, non seulement pour régénérer la littérature nationale, mais pour propager l’éducation parmi le peuple et l’instruction au sein du clergé. Ies livres se multiplient alors d’une manière inespérée, grâce à l’usage de l’imprimerie qui se répand de plus en plus en Orient. Le peuple est enfin appelé à participer aux bienfaits de l’instruction. Une multitude d’écrivains s’illustrent dans tous les rangs des classes sociales. Fait inouï: les laïques commencent eux-mêmes à se livrer à l’enseignement, qui, jusqu’alors, avait été le monopole exclusif des ecclésiastiques. Dans cette société, qui se régénère, apparaît une classe spéciale d’enseignants, qu’on désigne sous le titre pompeux de Patvéli (honorable). Depuis, rien n’a ralenti cette marche vers le progrès; l’ascension des esprits s’est effectuée d’une manière sûre et continuelle, suivant le mouvement général du siècle. Comme la littérature religieuse est la seule qui nous occupe ici, nous devons ajouter que si les ceuvres, qu’elle a données, sont abondantes, elles sont loin d’être aussi satisfaisantes qu’on pourrait le désirer. Le père Mikaël Tchamtchian, des Mekhitaristes de Venise, a eu le mérite de restaurer les études historiques, mais force est de convenir que son histoire nationale laisse à désirer au point de vue de l’esprit critique et de ses relations avec l’histoire généraie. Les études sur les origines de la nation sont encore très incomplètes. L’histoire de l’église elle-même se ressent des lacunes de cet enseignement, qui en est encore à ses débuts. D’autre part, les congrégations Mekhitaristes de Venise et de Vienne, auxquelles on ne saurait refuser le mérite d’avoir contribué efficacement au développement des lettres, n’ont pu échapper à cet esprit de particularisme qui les éloigne de l’église arménienne. Les séminaires d’Etchmiadzine et d’Armache ont entrepris récemment des travaux critiques, pour démontrer le caractère pur et authentique de cette église que les auteurs catholiques ont essayé de déplacer au point de la rendre méconnaissable. Les facilités de communications avec l’Europe moderne ont jeté les Arméniens de ces derniers temps dans le courant des idées modernes, où se laissent entraîner principalement les races latines de l’Europe. Cette circonstance a donné lieu à l’éclosion d’opinions et d’idées antireligieuses, qui se sont traduites par des pamphlets dirigés contre l’église. Celle-ci, obligée de se défendre, s’est engagée dans une voie nouvelle, qui est celle de l’apologie. Il en est résulté un plus grand effort pour arriver à élever le niveau intellectuel du clergé, auquel incombe le désir de combattre ces tendances audacieuses. On peut penser cependant que ces mesures sont superflues, car l’église arménienne se trouve sur un terrain trop solide, et son esprit de tolérance est par trop évident pour qu’elle ait à redouter les assauts d’une irréligiosité qu’elle n’a pas provoquée. Ceux des Arméniens qui croient servir la cause de la liberté par leurs opinions exaltées, paraissent ignorer quels sont au juste l’esprit et la doctrine de leur église. Ils ignorent que les tendances antireligieuses et anticléricales n’ont pas naissance que dans les pays où domine le catholicisme romain; tendances, qu’il a provoquées par ses exagérations irréfléchies. D’une façon générale les pays protestants sont à l’abri de ces excès, sans doute à cause du libéralisme professé par la religion dominante. Les Anglo-Saxons, qu’on peut considérer comme les pionniers de la liberté, sont en même temps sincèrement attachés à la foi. L’exposé que nous avons fait de notre doctrine nous donne le droit d’affirmer qu’en matière de libéralisme et de tolérance religieuse, l’Eglise arménienne ne le cède à aucune autre, si toutefois elle ne leur est pas supérieure. Rien n’est plus aisé pour un écrivain arménien, que la défense de son église en particulier, et de la religion en général, contre les attaques de ce qu’on appelle l’esprit moderne. Pour cela, il lui suffit de mettre en lumière ses principes et sa doctrine, d’éliminer tout ce qui est d’importation étrangère, de suivre strictement la règle tracée par ses anciens docteurs, de garder en toute chose le sens de la tradition, et de maintenir enfin la féconde et légitime collaboration du clergé et des laïques qui est dans son esprit et dans ses institutions. De soi-même naitra alors la conviction due le christianisme, qui a apporté la lumière de la liberté au monde, ne saurait être hostile au progrès de la raison humaine.
LE PRESENT
XLII. L’ASPECT EXTÉRIEUR
Tout ce que nous venons d’exposer se rapporte principalement au passé de l’église arménienne. Les lecteurs sont maintenant quelque peu renseignés sur ses débuts, son commencement et les vicissitudes de son histoire. Jusqu’à ce jour elle était, je ne dirai pas totalement ignorée, mais assurément fort peu connue. Après avoir raconté son passé nous allons maintellant exposer en quelques mots sa situation présente. La chrétienté entière se partage en quatre branches savoir: branches catholique et protestante, en Occident branches dyophysite et monophysite, en Orient. Nous nt ferons aucune difficulté pour reconnaître que cette dernière n’a plus le prestige que donnent le nombre et Ia puissance. Elle ne peut plus se prévaloir que de celui de son antiquité. l.’église arménienne, qui appartient à cette branche, occupe la première place parmi les divers groupe dont elle se partage. La communion dans la foi et dans Ia charité spirituelle ne cesse de les unir entre elles; car le canons de l’église primitive n’exigent point une centralisation d’administration. C’est ainsi que les églises syrienne copte et abyssinienne conservent leur hiérarchie autocéphale. Il est d’usage de comprendre aussi dans ce groupe l’église chaldéenne, bien que sa profession de foi ne soit pas identique aux précédentes. Cette assimilation a été provoquée par le gouvernement ottoman, qui l’a, de sa propre autorité, rattaché au commencement au patriarcat arménien. L’église arménienne a donc un caractère essentiellement national, suivant le type idéal ancien. Elle reconnaît pour centre et dépositaire du pouvoir suprême le catholicos, qui siège à Etchmiadzine, et dont la juridiction s’étend sur l’universalité des fidèles arméniens dispersés à travers le monde; tous sont également les brebis du même troupeau. Nous ne reviendrons pas sur une question que nous croyons avoir déjà suffisamment traitée, savoir la distribution des diocèses et des sièges secondaires, ni sur les questions relatives à la discipline observée dans l’administration ecclésiastique. Nous nous bornerons à dire, à ce sujet , que les diocèses de Russie suivent Ies dispositions du règlement de 1836, dénommé Bologénia, lequel a été Confirmé par ukase impérial; tandis qu’en Turquie prévalent les dispositions du règlement de 1860, connu sous le nom de Sahmanadrouthiun, et qu’a sanctionné un iradé impérial. Ces règlements, quoique basés sur les canons et les usages anciens, ont été mis en harmonie avec les droits politiques modernes. Ils contiennent néanmoins divers privilèges, qui constituent, en faveur des ecclésiastiques, autant de droits exceptionnels. Cette situation, le nouveau régime constitutionnel, qui vient d’être introduit en Russie et en Turquie, refuse de l’admettre, et la politique de ces deux gouvernements s’applique à la supprimer. Il en est résulté par suite un conflit latent entre les pouvoirs politiques et les pouvoirs ecclésiastiques de ces deux pays. Mais ces derniers pouvoirs forts de leurs droits acquis, entendent garder leurs privilèges aussi longtemps que la Russie et la Turquie maintiendront, l’une à l’orthodoxie et l’autre à l’islamisme, les bénéfices d’une situation privilégiée. Si l’on faisait état des données historiques sur la situation de l’église arménienne, le nombre de ses fidèles se serait élevé jadis à une trentaine de millions, au moins. Aujourd’hui, il n’est plus que de quatre millions. Cependant ce chiffre n’est qu’approximatif, car aucune statistique officielle n’a pu encore être établie par les chancelleries diocésaines. Les émigrations et les massacres périodiques, ainsi que les conversions et la fusion des convertis avec les éléments hétérogènes et les races environnantes, sont causes de cette énorme diminution. Nous comptons d’ailleurs donner, à la fin de ce volume, une statistique approximative de la population par diocèses.
XLIII. LES DIVERS ÉLÉMENTS
L’esprit de tolérance religieuse, avons-nous dit, a singulièrement facilité le passage des Arméniens à d’autres professions de foi chrétienne. Nous passerons sous silence les conversions à l’islamisme, dues, principalement, à l’action directe des pouvoirs publics. Les descendants de ces convertis, entièrement acquis à l’islamisme, ne sont plus arméniens. Ils sont allés grossir les contingents des populations turques et kurdes de l’empire ottoman. La plus ancienne fraction détachée de l’église arménienne est celle des arméno-grecs (haïhorom), dont la scission remonte à la domination byzantine. Jadis, elle était fort nombreuse; mais aujourd’hui elle est réduite à peu de chose, à une dizaine de mille environ. Dispersés dans les diocèses d’Eghine, d’Ismidt et de Keghy, ils conservent le souvenir de leur origine, et les vieillards entendent encore la langue de leurs aïeux. Les anciens arméno-grecs, incorporés et fondus, au fur et à mesure, dans l’élément grec, ne possèdent plus aucun aspect extérieur ou religieux de leur nationalité originelle. On a pu craindre un instant que la domination russe au Caucase n’arrivât à grouper, par voie d’absorption, une communauté arméno-russe; mais les essais, que le pravoslavisme a tentés dans ce sens, n’ont eu aucun succès, à l’exception d’un village du Caucase, et de quelques familles dans les capitales qui se sont laissés gagner . Le prosélytisme catholico-romain a été plus heureux. Il a réussi à former une communauté indépendante, qui a été reconnue par le gouvernement. Ce succès est dû à l’ascendant politique des puissances catholiques et aux subsides de la Propagande. Il a été singulièrement favorisé aussi par la tactique de la curie romaine, qui, à quelques modifications près, a autorisé les éléments convertis à faire usage du rite arménien. Les premiers missionnaires cependant avaient formé le projet de lui substituer les rituels latins traduits en arménien; mais ils durent y renoncer à cause de la vive opposition qu’il souleva. La curie de Rome recourut alors à un autre expédient. Elle publia une édition spéciale des rituels arméniens, où le texte, en apparence respecté, était de beaucoup altéré. Cet expédient n’ayant guère eu plus de succès, elle s’est résignée à introduire des interventions arbitraires et forcées au texte primitif. Cela lui a mieux réussi. Les débris des premières conversions, qui remontent au XVIe siècle, vivaient dispersés en Cilicie et en Arménie, lorsqu’au début du XVIIIe siècle fut inaugurée à Constantinople, la vigoureuse campagne de prosélytisme, qui partagea la nation en deux camps. Les congrégations des Mekhitaristes et des Antonins, et un siège hiérarchique, fondés à cette époque, aidèrent puissamment au mouvement. Il grandit si bien que les arméno-catholiques ont fini, grâce à l’approbation du sultan par se constituer en Turquie en nationalité (millet), et en hiérarchie spéciale. En Russie, les arméno-catholiques forment une communauté à part, mais ils sont soumis à l’évêché latin de Saratov. On en compte également un certain nombre en Galicie et en Hongrie; toutefois ils n’ont aucune relation avec leurs coreligionaires d’Orient. Le nombre total des arméno-catholiques répandus. dans le monde peut être évalué à deux cent mille. environ. Les villes de Turquie, où ils comptent Je plus d’adhérents, sont: Constantinople, Angora, Alep, Mardin et Khotortchour; Akhalzikhé, au Caucase et Lemberg, en Galicie. La communauté arméno-protestante est de date récente. La prétention, qu’émettent quelques-uns des ses membres, de descendre des Thondrakiens ou Pauliciens d’Arménie, est purement chimérique. Il est avéré que ces vieilles sectes n’ont point laissé de descendants en Orient. Nous n’apprendrons rien à personne en disant, que le protestantisme oriental n’est qu’une importation de missionnaires américains. Ces derniers, encouragés par les succès des arménocatholiques, ont essayé de former une nationalité (millet) spéciale en Turquie, avec les droits y afférents. Leur nombre, qui atteint approximati vement quatre-vingt mille individus, forme un certain nombre de petites agglomérations dispersées dans l’empire. Ils sont groupés principalement autour de leurs institutions de Kharpout, d’ Aïntab et de Merzifoun, fond ées et entretenues par lies œuvres américaines. Leur l’rofession de foi s’inspire des principes de l’église évangélique ; seuls quelques rares individus appartiennent aux professions épiscopale et baptiste. Les arméno-protestants sont aliministrés par des missionnaires américains et vivent en partie lies ressources que ces derniers leur procurent. Nous devons signaler également l’existence, dans le Caucase, d’un groupe de quelques milliers de protestants arméniens, mais comme ils n’ont pas d’existence propre, ils se confondent avec la communauté étrangère. Ajoutons enfin que catholiques et protestants sont administrés en Turquie par des règlements intérieurs, que le gouvernement ottoman n’a point confirmés.
XLIV. LE CARACTÈRE NATIONAL
Tous les voyageurs, qui ont étudié de près le vieil Orient, ont porté le jugement le plus favorable sur le caractère de l’Arménien. Tous sont d’accord pour lui reconnaître des qualités d’intelligence et de souplesse. Mais le trait qui le caractérise d’une manière particulière, c’est son esprit éveillé et entreprenant, qui lui a permis de traverser, à peu près indemne, les situations les plus difficiles et les plus dissolvantes. On peut résumer son histoire, en disant qu’elle apparaît aussi obscure dans son commencement, qu’éphémère dans sa prospérité, et, pour le reste, qu’elle n’a jamais cessé d’être traversée de dramatiques péripéties. Les incursions, les ravages, les vexations et les massacres font de cette histoire un long martyrologe. Et pourtant l’Arménien ne s’est laissé jamais abattre par le désespoir, ni par ce qu’on appelle l’indolence orientale; il a toujours su mettre à profit les circonstances qui s’offraient à son activité, pour utiliser ses aptitudes naturelles ou acquises. En dépit des obstacles et des entraves, il a su jouer un rôle actif auprès de ses dominateurs, et s’élever aux plus hautes situations dans les pays où il a émigré. Il a cultivé avec un égal succès toutes les branches de l’activité humaine. Il a excellé dans le commerce, dans l’industrie, dans les arts et dans les sciences. Dès la plus haute antiquité, le commerce de l’Asie était entre ses mains; les produits de l’industrie arménienne figuraient sur les marchés de Tyr et de Babylone. Au Moyen Age, les villes libres arméniennes de Pologne et de Hongrie étaient des centres d’activité et de progrès. On ignore généralement que la compagnie anglaise des Indes n’a fait qu’hériter d’une situation créée par une compagnie arménienne, qui jouissait de pouvoirs civils et militaires. D’autre part, c’est un fait notoire que les populations arméniennes qui, à différentes époques de l’histoire, ont été arrachées de leur territoire pour être transportées en Turquie ou en Russie, ont puissamment contribué à la prospérité de ces Etats. Les plus belles ceuvres d’architecture, les institutions les plus utiles de l’empire ottoman sont l’ceuvre d’Arméniens. On leur doit les finances, la monnaie la fabrication des poudres, ainsi que les services administratifs de l’armée; ce qu’on appelle d’une manière vague l’art oriental, si charmant dans sa fantaisie, est en grande partie le fruit de leur imagination et de leur génie. Plus d’un Arménien a brillé dans les emplois civils et dans les charges militaires. Les plus grandes victoires des armées russes ont été remportées par des généraux arméniens. C’est à un .diplomate arménien qu’est due incontestablement la régénération de l’Égypte nouvelle. Le réveil de la liberté en Orient a eu pour précurseur cette nation, qui n’a atteint son but qu’au prix des plus grands sacrifices; on peut même dire qu’elle en paie encore la rançon. L’énumération des services qu’elle a rendus au monde oriental serait trop longue, si l’on voulait passer en revue tout ce qu’elle a fait; on y verrait avec quel zèle et quel inlassable dévouement elle s’est attachée à servir un idéal qui n’était pas le sien, et cela par esprit de fidélité et pour satisfaire à un besoin d’activité et de progrès. Malheureusement, les choses changent d’aspect, quand on considère cette nation dans son ensemble, et qu’on examine de près ce qu’elle a fait, ou ce qu’elle a été jadis comme peuple. Une navrante impression de découragement se dégage de cet examen. Certes, la cause première de ces malheurs réside dans la situation topographique de son antique domaine. L’Arménie, privée de débouchés maritimes et fluviaux, exposée de tous côtés aux incursions de ses voisins, contre lesquels elle n’a pu jamais opposer que des forces insuffisantes, s’est trouvée à la merci de toutes les vexations. Mais cette circonstance peut-elle excuser les défaillances collectives ? Vainement chercherait-on dans son histoire une trace des brillantes qualités dont les Arméniens font preuve comme individus. Ces qualités ont toujours été neutralisées par les pressions du moment, faites de jalousie et d’ambitions effrénées. Les exemples, à jamais regrettables, de ces défauts, qui ont engendré d’inexcusables dissensions et conduit à la ruine définitive, n’y sont que trop fréquents. Qu’on se rappelle la fin des Arsacides, la journée d’Avaraïr, et la dramatique chute d’Ani. Les vivacités d’esprit et l’audace dans les desseins, souvent utiles dans les circonstances exceptionnelles, sont généralement nuisibles, quand elles ne sont pas dominées par la prudence; elles font avorter les plus sages entreprises. Là est la cause de la plupart des insuccès, dont cette nation a fait souvent la cruelle expérience. Des deux causes, l’une physique et l’autre morale, qui ont concouru à sa ruine, il serait bien difficile de dire quelle fut la plus active. Assurément, l’influence des causes physiques est indéniable; mais pour y remédier les Arméniens ont-ils fait ce qu’ils devaient? En présence des grands dangers, qui les pressaient de toute part, n’auraient-ils pas dû se fortifier de prudence et de modération, faire appel à l’union et à la concorde ? C’est par la coopération et la cohésion de toute les forces disponibles, qu’ils auraient pu prévenir les calamités les plus redoutables qui aient jamais pesé sur les destinées d’une race.
XLV. L’INFLUENCE DE L’ÉGLISE
Pour rester fidèle à notre sujet, nous allons jeter un rapide coup d’œil sur l’influence exercée par l’église dans la vie du peuple arménien. II est de mode en ce moment d’attaquer per las et nelas les abus des ministres du culte, pour en tirer des conclusions contre l’église elle-même. Ces détracteurs semblent ignorer que le progrès social dont ils sont fiers est le fruit du génie chrétien et que les principes de liberté ont été, pour la première fois, proclamés par la religion du Christ; que toutes les améliorations réalisées dans le monde y ont puisé leur principe et leur force. Ce qui est vrai pour l’église chrétienne en général s’est vérifié d’une manière éclatante pour l’église arménienne en particulier. On a imaginé d’imputer la décadence de l’Arménie à sa conversion au christianisme. On a invoqué une coïncidence de date pour prouver cette assertion, sans s’apercevoir qu’un siècle et demi sépare les deux événements. Un simple examen des faits indique que les symptômes de sa décadence politique sont antérieurs au IVe siècle. Ils ont eu pour point de départ la rivalité des Romains et des Parthes, cela ne saurait faire aucun doute. De sorte qu’on peut affirmer que l’avènement du christianisme, loin de précipiter sa chute, eut au contraire le mérite de la retarder d’un siècle et demi. Il n’y a là d’ailleurs rien que de très naturel car, pour supposer le contraire, il faudrait admettre que la barbarie est plus utile à la vie des peuples que tout autre système. D’aucuns ont estimé que les guerres de religion du Ve siècle auraient constitué une faute, et que la soumission à la religion de Zoroastre eût été plus profitable aux destinées de la nation. Ils semblent ignorer que la tactique des Perses, en imposant leur religion, n’avait d’autre but que d’absorber les races dont ils faisaient la conquête. En se soumettant, les Arméniens n’auraient pas manqué de subir le sort de celles qui embrassèrent cette religion. Rien plus n’existe d’elles, pas même le nom. D’autres ont essayé de prouver que la nation aurait été favorisée d’un meilleur sort si elle s’était convertie en masse à l’islamisme. On ne voit pas bien clairement quel avantage cette conversion lui aurait procuré. Depuis la conquête, le nombre des convertis a été considérable; les uns ont passé à cette religion par intérêt, les autres par contrainte. Que sont-ils devenus ? Tous se sont fondus dans la masse des populations turque et kurde. Le fait évident qui domine toutes les arguties, c’est que le nom d’Arménien n’est porté que par ceux qui sont restés fidèles à la foi du Christ. On a voulu également incriminer les Arméniens de leur attachement à l’église nationale, pensant que leur situation se fût améliorée s’ils avaient adopté le catholicisme romain; ils se seraient ainsi aménagé l’appui des puissances catholiques. Pour montrer combien grande est cette erreur, on n’aurait qu’à invoquer les événements qui marquèrent les derniers jours du royaume de Cilicie. Ils démontreraient que sa chute doit être précisément attribuée au rapprochement qui s’était opéré avec les Latins. Il n’est pas difficile de s’apercevoir également que les Arméniens, qui ont passé sans restriction au catholicisme romain, ont fini par oublier leur origine ; que les arménocatholiques de Turquie, eux-mêmes, qui jouissent du bénéfice d’une communauté autonome, ne cessent de vivre en lutte ouverte avec la papauté, qui vise à altérer le caractère de leur nationalité. Tous ces faits témoignent, d’une manière absolue, que l’église nationale a été le seul lien qui a uni en un faisceau indestructible les débris dispersés de la race de Haïk. Elle lui a donné, indiscutablement, non seulement des éléments de vitalité intérieure, mais les moyens de les extérioriser et de les entretenir par la pratique et l’exercice. Elle a fait d’eux un corps distinct, toujours identique à lui-même à travers l’espace et le temps. Dépourvue, depuis pIusieurs siècles, de vie politique, la nation s’est attachée à elle, comme à une ancre de salut, et c’est ainsi qu’elle a pu triompher des difficultés qui l’ont assaillie, bien qu’elle sorte de cette lutte affaiblie et diminuée, Cette force, qui a exercé dans le passé une action si efficace sur ses destinées, ne cesse d’agir. Elle agira aussi longtemps que les circonstances lui en feront une loi. L’expérience prouve qu’à défaut de lien politique, l’église nationale est seule capable de suppléer à tout. Elle est l’âme visible de la patrie absente, la dispensatrice des suprêmes satisfactions. En ces dernières années il n’a été bruit en certains milieux que de prétendues manœuvres arméniennes qui tendraient à revendiquer une autonomie politique. Les deux empires voisins, où les Arméniens se trouvent disséminés, en ont pris prétexte pour user d’une impitoyable rigueur à leur égard. En bonne justice, peut-on blàmer cette nation de nourrir des aspirations de ce genre ? Tout désir d’amélioration n’est-il pas naturel et imprescriptible ? Mais, si le sentiment est spontané, la raison est là pour le guider. Les Arméniens ont un sentiment trop net des réalités pour s’égarer dans de dangereuses utopies. Peuvent-ils ignorer que le sol de leur patrie se trouve partagé entre trois puissances, et qu’ils sont eux-mêmes dispersés dans tous les coins du monde? Que leur centre intellectuel, financier, en un mot, leurs moyens d’action se trouvent partout, excepté aux lieux où ils pourraient s’employer utilement? Etant donné ces difficultés, peuvent-ils se faire illusion sur la possibilité de réaliser des vues politiques, de quelque nature qu’elles soient? On ne saurait le supposer sans faire injure au bon sens de la race. L’Arménien peut supporter, à la rigueur, qu’on l’accuse de tendances libérales, voire patriotiques, encore que ces accusations soient sans fondement, mais il ne tolère point qu’on le taxe d’ignorance ou d’imbécilité. A vrai dire, tout bon Arménien n’est dominé que par l’unique désir de vivre en paix avec ses voisins. Ce qu’il demande, c’est qu’on n’attente point à sa vie, à son honneur, à ses biens, à son travail; comme le reste des hommes, il entend jouir en paix du fruit de son activité et des avantages naturels qu’on reconnaît aux peuples au milieu desquels il vit. A ce désir légitime, il joint celui de garder son identité de race, sa langue et sa littérature. C’est pour s’assurer la possession de ces biens, pieux héritage de ses ancêtres, qu’il s’est réfugié au sein de l’église nationale, qu’il veut intangible avec ses institutions, ses attributions et l’intégrité des privilèges acquis. Il a la conviction que l’église, qui l’a protégé dans le passé, le protègera dans l’avenir.